Portugais de France : du mythe à la caricature du « bon immigré »

immigration portugaise plonk

On les dit discrets, travailleurs, bien intégrés. Les Portugais de France ont longtemps incarné, dans le débat public, le modèle du « bon immigré » : celui qui ne dérange pas, qui s’assimile sans bruit, et dont la loyauté à la République ne ferait aucun doute. Cette représentation apaisée, largement relayée depuis les années 1970, dissimule pourtant une histoire plus contrastée, faite de souffrances tues, de mémoire refoulée et de stéréotypes tenaces. Car si les immigrés portugais n’ont pas fait l’objet de polémiques aussi vives que d’autres groupes, ils n’en ont pas moins été enfermés dans une série de clichés sociaux, culturels et professionnels, entre le marteau du maçon, le balai de la concierge et l’omniprésence du fado ou de la morue.

Au fil du temps, ces représentations ont façonné la manière dont les Portugais de France ont été perçus, mais aussi la manière dont ils se sont perçus eux-mêmes. D’un côté, une France prompte à célébrer une intégration jugée exemplaire, mais souvent au prix d’une invisibilisation sociale et politique. De l’autre, un Portugal tiraillé entre fierté nationale pour sa diaspora et soupçons à peine voilés sur les pratiques et la loyauté de ceux qui ont quitté le pays. Dans cet entre-deux géographique, symbolique et identitaire, les générations successives d’immigrés et de leurs descendants ont appris à composer, à négocier, parfois à réinterpréter les stéréotypes dont ils sont l’objet.

À l’heure où les débats sur l’immigration en France se crispent, la figure du Portugais de France continue d’être mobilisée, souvent de manière instrumentale, dans une logique de comparaison implicite avec d’autres populations. Mais que dit réellement cette image d’une communauté « sans problème » ? Quelles réalités historiques, politiques et culturelles se cachent derrière cette intégration réputée sans faille ? Et comment les Portugais eux-mêmes vivent-ils ce double regard, parfois bienveillant, souvent réducteur ?

Pour répondre à ces questions, il faut remonter aux origines de cette présence migratoire, décrypter les discours qui l’ont accompagnée, analyser les stéréotypes qui la traversent et comprendre comment les intéressés eux-mêmes se les réapproprient. Car loin d’un récit univoque, l’histoire des Portugais de France révèle en creux la manière dont les sociétés européennes pensent l’altérité, classent les étrangers et construisent, ou déconstruisent, leurs mythes d’intégration.

Une présence ancienne, une visibilité restreinte

Os-Emigrantes-de-Domingos-Rebelo
Os Emigrantes – Domingos Rebelo

Longtemps ignorée, la migration portugaise en France est pourtant l’une des plus anciennes d’Europe occidentale. Si quelques milliers de Portugais avaient déjà rejoint l’Hexagone au tournant du XXe siècle, notamment à l’occasion de la Première Guerre mondiale dans le cadre du recrutement de main-d’œuvre étrangère, c’est surtout à partir des années 1960 que leur arrivée prend une ampleur inédite. En pleine période des Trente Glorieuses, la France a besoin de bras pour alimenter les chantiers du bâtiment, les lignes de production industrielles, ou encore les services urbains. Dans ce contexte, les Portugais, souvent originaires du nord rural du pays, victimes de la misère et du sous-développement, apparaissent comme une réserve de main-d’œuvre stable, catholique et peu revendicative. Entre 1960 et 1975, près de 800.000 Portugais s’installent en France, constituant, à cette époque, la première population étrangère du pays.

Une population invisibilisée

Ce boom migratoire est pourtant marqué par une extrême précarité. Venus par des filières souvent illégales, traversant les Pyrénées à pied ou en camion, logeant dans des bidonvilles insalubres en périphérie des grandes villes (comme à Champigny-sur-Marne), les premiers arrivants font l’expérience concrète d’un exil difficile, sans reconnaissance politique ni cadre d’accueil structuré. Pourtant, contrairement à d’autres immigrations visibles (algérienne ou sub-saharienne notamment) la présence portugaise se fond progressivement dans les interstices de la société française. Ce phénomène d’« invisibilité » tient autant à la stratégie d’effacement des intéressés qu’à une forme d’indifférence de l’espace médiatique et politique français. Il n’est pas rare que cette migration ne soit évoquée que sous l’angle de l’exemplarité, de la discrétion ou du mérite. Une image apparemment flatteuse, mais qui occulte les souffrances initiales, les discriminations subies, et le coût humain de cette intégration silencieuse.

La « communauté portugaise » est souvent évoquée sur un mode folklorique ou nostalgique, réduite à quelques symboles identitaires qui peinent à rendre compte de sa diversité réelle.

En 2025, selon les estimations de l’Insee, la population d’origine portugaise en France avoisine 1,3 million de personnes, si l’on cumule les ressortissants portugais (environ 590.000), les binationaux franco-portugais (près de 320.000) et les Français issus de la première génération de migrants (environ 390.000). Un chiffre conséquent, équivalent à celui des populations originaires du Maghreb, mais dont la visibilité sociale, médiatique et politique reste faible. Rares sont les figures issues de cette immigration présentes dans les grands partis politiques, dans les médias d’information ou dans les élites économiques françaises. Loin de la représentation active et pluraliste que l’on retrouve chez d’autres communautés, la « communauté portugaise » est souvent évoquée sur un mode folklorique ou nostalgique, réduite à quelques symboles identitaires (cuisine, fête, football) qui peinent à rendre compte de sa diversité réelle.

Intégration et acculturation

Cet effacement relatif est en partie le fruit d’un processus d’acculturation rapide et intense. Dès la deuxième génération, l’école républicaine, l’environnement professionnel et l’urbanisation participent à une assimilation massive, renforcée par les naturalisations. À mesure que les individus s’intègrent, les mémoires de l’exil s’étiolent, les langues s’effacent, les identités se recomposent. Ce qui fait dire à certains chercheurs que l’intégration réussie des Portugais a paradoxalement entraîné leur disparition du champ de l’immigration, plus encore après l’intégration du Portugal dans l’Union Européenne en 1986. Mais derrière cette réussite apparente se dessine une autre réalité : celle d’une population longtemps privée de récit collectif, de représentation politique et de reconnaissance historique. Une présence forte, mais sans parole.

L’instrumentalisation du « bon immigré »

Champigny bidonville
Photo de Gérald Bloncourt

Une intégration érigée en modèle… au service d’un discours comparatif

Dans les discours publics, politiques et médiatiques français, les Portugais de France occupent une place singulière : celle du groupe qui s’est intégré « naturellement », presque mécaniquement, sans bruit ni conflit. Dès les années 1970, cette perception se généralise : les « petits Portugais », comme on les surnomme alors avec un paternalisme implicite, sont présentés comme des travailleurs modestes, fiables, économes, silencieux. Une intégration sans heurts qui devient, dans l’imaginaire collectif, un point de comparaison implicite avec d’autres migrations, souvent celles issues du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne ou des Balkans. Or cette image est tout sauf neutre : elle est instrumentalisée pour mieux opposer des immigrations jugées « réussies » à celles considérées comme « problématiques ».

Celui qui est perçu comme intégré n’a plus le droit de se plaindre.

Ce phénomène s’est intensifié à mesure que les tensions autour de l’immigration prenaient de l’ampleur dans le débat public. En janvier 2018, à la suite de l’agression de deux policiers à Champigny-sur-Marne, plusieurs commentateurs, dont Alexandre Devecchio ou Laurent Bouvet, mobilisent la mémoire idéalisée du bidonville portugais des années 1960 pour pointer du doigt les « nouveaux quartiers » jugés incontrôlables. Cette réhabilitation a posteriori des Portugais sert alors à discréditer d’autres groupes : ce n’est plus tant l’intégration des uns qu’on célèbre que l’échec supposé des autres qu’on dénonce. Une logique binaire et profondément biaisée, où la figure du Portugais devient un outil rhétorique plus qu’un sujet social réel.

Une mémoire refoulée : bidonvilles, racisme et assignation sociale

L’image d’une intégration linéaire et pacifiée dissimule mal la dureté des premières décennies de l’exil portugais en France. Derrière les clichés du travailleur modèle, se cachent des réalités bien plus complexes : conditions de logement indignes, exploitation sur les chantiers, racisme latent, scolarisation en marge, et parfois même violences policières. Le reportage de l’ORTF diffusé en 1971, où la journaliste Jeanne Roth dénonce les conditions de vie à la limite de l’insalubrité, en est un témoignage rare et précieux. Pourtant, ces expériences ont longtemps été absentes des récits familiaux comme des représentations médiatiques. Il faut attendre les années 1990 pour que les premiers travaux scientifiques, documentaires et expositions viennent briser ce silence.

Cette absence dans la mémoire collective n’est pas fortuite. Elle s’inscrit dans une forme d’injonction à la discrétion, intériorisée par beaucoup comme le prix à payer pour « réussir ». En retour, les Portugais obtiennent une forme de reconnaissance sociale discrète : ils « ne posent pas de problème ». Mais cette paix apparente repose sur une dépolitisation active de leur parcours. Comme le soulignent Victor Pereira 1 et Hugo dos Santos 2 dans leur tribune parue dans Le Monde 3 en 2018, l’histoire des Portugais de France n’est pas un modèle absolu mais une construction sociale, souvent convoquée pour opposer les bons élèves aux mauvais. Cette logique est d’autant plus violente qu’elle empêche toute revendication : celui qui est perçu comme intégré n’a plus le droit de se plaindre.

Quand l’exemplarité devient une assignation

Cette instrumentalisation prend des formes diverses. En 2006, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, déclare que la « communauté portugaise a su s’intégrer parfaitement tout en conservant son identité ». Derrière cette flatterie apparente, on devine un message adressé à d’autres groupes : l’intégration est possible, il suffit de faire comme les Portugais. Le même mécanisme est à l’œuvre dans un article de jeunesse d’Éric Zemmour 4, qui qualifie cette population de « remarquablement intégrée », mais sans jamais s’interroger sur ce que ce terme recouvre. L’« intégration » devient ainsi un mantra vide, mobilisé comme outil d’évaluation morale, plus que comme réalité sociologique observable.

La contradiction saute aux yeux : ceux-là mêmes qui saluent l’attachement des Portugais à leurs racines et leur capacité à conserver leur langue maternelle sont aussi ceux qui, lorsqu’il s’agit d’autres populations, voient dans ces mêmes pratiques une menace pour la cohésion nationale. On tolère les attaches portugaises, on suspecte les attaches maghrébines. L’intégration des Portugais devient ainsi une figure de style, un cas d’école plus qu’une étude de cas. Or cette approche empêche toute compréhension fine des parcours migratoires, de leurs difficultés, de leurs adaptations. Elle transforme des individus en exemples, en symboles, voire en instruments, au détriment d’une reconnaissance véritable.

Représentations sociales et stéréotypes culturels

clichés portugais

Du chantier à la caricature : genèse d’un imaginaire collectif

Dans l’imaginaire populaire français, la figure du Portugais s’est longtemps résumée à quelques images stéréotypées : l’ouvrier en bleu de travail, la femme de ménage silencieuse, le patriarche moustachu qui regarde les matches de football en famille. Ces représentations, aussi banales soient-elles, s’ancrent dans une réalité sociale précise : celle de la division du travail immigré dans la France des années 1960-1980. Les Portugais sont alors massivement employés dans les secteurs de la construction, du nettoyage, de l’industrie, là où les postes sont pénibles, précaires, peu qualifiés, et souvent boudés par les Français. Dans un contexte de hiérarchisation ethnique du marché du travail, ils se retrouvent relégués aux marges visibles mais peu valorisées de la société productive.

Cette assignation sociale alimente très vite un imaginaire collectif, qui se traduit dans les médias, les fictions et les conversations ordinaires. Le Portugais devient le stéréotype du travailleur manuel, fiable mais effacé, utile mais peu considéré. Dans certaines productions cinématographiques, il est même réduit à un rôle fonctionnel ou comique : la concierge, l’ouvrier, le collègue à l’accent prononcé. Ces figures, parfois bienveillantes, participent toutefois à la réduction d’un groupe humain à une série de traits supposés constants, une réduction identitaire qui fait fi de la diversité des parcours, des aspirations et des cultures.

Les stéréotypes portugais : entre moquerie, exotisme et banalisation

« Poilus », « petits », « maçons », « mangeurs de morue », « moustachus », « bruyants » : la liste des stéréotypes associés aux Portugais de France pourrait prêter à sourire si elle n’avait pas d’effets sociaux durables. Ces clichés ne sont pas toujours agressifs en apparence ; ils peuvent même être présentés comme des traits d’humour, comme des signes d’« affection » ou de familiarité culturelle. Mais leur répétition dans les discours, les sketchs, les interactions quotidiennes, finit par enfermer les individus dans des catégories toutes faites. Comme le rappelle le sociologue François de Singly 5, les stéréotypes sont des outils sociaux puissants qui permettent de classer les individus, souvent à leur insu et parfois contre leur volonté.

Ce processus est d’autant plus insidieux qu’il semble anodin. L’évocation du « Portugais moustachu qui travaille sur les chantiers » ou de la « Portugaise femme de ménage » n’apparaît pas, dans l’espace public, comme problématique. Elle est tolérée, voire acceptée, parce qu’elle repose sur des représentations considérées comme non offensantes, en comparaison avec d’autres formes de racisme plus explicites. Pourtant, cette acceptation sociale des clichés lusitaniens participe à une forme de racisme ordinaire, celui qui ne dit pas son nom mais qui produit de l’altérité, de la distance, du classement. Ce n’est pas tant la violence directe qui est à l’œuvre que la réduction implicite de l’individu à une fonction, un accent, une apparence.

Quand l’humour devient une stratégie identitaire

Face à ces stéréotypes, plusieurs générations de Portugais et de leurs descendants ont choisi une voie inattendue : celle de l’humour et de l’autodérision. Dès les années 2000, des groupes comme le duo Ro et Cut, sur YouTube 6, s’emparent de ces clichés pour les détourner. Dans leurs vidéos, le père moustachu, buveur de vinho verde, scotché devant un match du Benfica ou du Sporting, devient une figure comique, familière et attachante. Ce retournement des stigmates fonctionne comme une forme de reprise de pouvoir : en jouant avec les clichés, les jeunes luso-descendants affirment une double appartenance, française et portugaise, sans la subir.

Loin d’être anecdotiques, ces productions humoristiques constituent un espace de réappropriation culturelle. Comme le montre le succès de certains film (La cage dorée, Opération Portugal …), vidéos virales ou de sketchs d’humoristes, qui parodient l’accent portugais ou les scènes de vie communautaire, l’humour devient un terrain de dialogue identitaire. Il permet de faire émerger une mémoire collective, souvent tue, de la migration. Il crée aussi un langage commun entre générations, entre ceux qui ont connu l’exil et ceux qui en héritent. Dans les commentaires sous ces vidéos, on retrouve une fierté affichée, une connivence communautaire, et parfois une critique implicite de la manière dont la société française perçoit les « bons immigrés ».

Mais cette stratégie, si elle libère certains, peut aussi en enfermer d’autres. Car le risque demeure de voir l’autodérision se retourner contre elle-même, de nourrir malgré tout les stéréotypes qu’elle prétend déconstruire. Il reste difficile, pour un individu, d’échapper à une étiquette dès lors que cette dernière est socialement partagée, humoristiquement valorisée et culturellement acceptée. Même dans le rire, l’identité est en tension.

Le regard du Portugal sur ses émigrés

portugais de france

Entre fierté nationale et soupçon socioculturel

Le Portugal est un pays d’émigration ancienne, structurelle même, selon l’historien Vitorino Magalhães Godinho 7. Depuis le XVe siècle, ses habitants n’ont cessé de quitter le territoire ; vers le Brésil colonial d’abord, puis vers les États-Unis, le Luxembourg, la Suisse, l’Allemagne ou la France. L’émigration n’a donc rien d’un accident : elle est intégrée à la culture nationale comme un « destin collectif », au point que l’Estado Novo de Salazar a même développé le concept d' »héroïsation de la mémoire de l’émigration » 8. Ce caractère transnational est souvent revendiqué avec fierté. La diaspora portugaise, estimée à près de 5 millions de personnes, est volontiers présentée comme une extension de la Nation au-delà de ses frontières, une force économique (via les envois de devises) et symbolique (par son influence culturelle). Le discours officiel glorifie les « communautés portugaises dans le monde » comme ambassadrices de la langue, de la culture et de l’histoire du pays.

L’émigration n’a donc rien d’un accident : elle est intégrée à la culture nationale comme un « destin collectif »

Mais cette fierté affichée cohabite avec des formes plus sourdes de méfiance et de condescendance. À Lisbonne comme dans les capitales régionales, il n’est pas rare d’entendre des jugements ambigus sur les Portugais de France. D’un côté, on les applaudit pour avoir « réussi » à l’étranger ; de l’autre, on les moque pour leur accent, leur esthétique, leurs comportements perçus comme ostentatoires (maison secondaire trop colorée, vêtements voyants, portugais approximatif, etc…). Ce double regard, à la fois admiratif et critique, s’inscrit dans une longue tradition de distinction sociale où l’émigré incarne le mélange de réussite matérielle et de perte de raffinement. Au fond, le Portugal attend de ses ressortissants qu’ils restent fidèles à leurs racines, mais sans jamais en faire trop. Un exercice d’équilibriste identitaire.

Un statut social ambivalent, entre héros et suspects

Le statut de l’émigré portugais dans le discours national relève d’une logique paradoxale. Il est à la fois présenté comme le fils prodigue qui soutient le pays à distance (notamment via les transferts d’argent, encore significatifs aujourd’hui) et comme un individu dont les pratiques doivent être surveillées. Cette ambivalence est manifeste dans la gestion politique de la diaspora. Lors des élections législatives de 2022 9, plus de 80 % des bulletins des Portugais d’Europe ont été annulés pour cause d’irrégularité. Au-delà du scandale administratif, cet épisode illustre le peu de considération réelle portée à ces électeurs, souvent perçus comme des citoyens périphériques, quand bien même leur loyauté patriotique est célébrée dans les discours officiels.

Ce paradoxe a des racines historiques profondes. Pendant longtemps, quitter le Portugal revenait à fuir la misère, la guerre coloniale ou la dictature. L’émigration était perçue comme un aveu d’échec national. Si les élites portugaises ont progressivement intégré ce phénomène à leur vision stratégique du pays, elles n’en conservent pas moins une forme de paternalisme. L’émigré est celui qu’on valorise lors des fêtes officielles, mais dont on évite de faire un acteur politique à part entière. Il incarne l’extérieur, mais n’est jamais totalement intégré à l’intérieur. Cette logique est d’autant plus marquée pour les classes populaires, issues des grandes vagues migratoires des années 1960-70. Ceux-là sont souvent les plus mal perçus dans le pays qu’ils ont quitté.

Quand le regard s’inverse : du respect à la condescendance sociale

Dans les villages de l’intérieur, la figure du « Français » reste attachée à une forme de réussite visible. On loue sa maison agrandie, ses retours estivaux, les cadeaux offerts aux cousins et voisins restés au pays. Le terme continue de désigner, dans le langage courant, les Portugais de France, ceux qui ont « fait leur vie là-bas ». Mais ce prestige apparent ne masque plus totalement les décalages culturels. Dans les grandes villes du Portugal, notamment parmi les jeunes générations urbaines et diplômées, ces luso-descendants venus de France suscitent un regard plus ambivalent, voire condescendant. On les associe parfois à une culture de classe populaire française datée : accent prononcé, goûts perçus comme kitsch, valeurs jugées conservatrices, voire un certain franc-parler considéré comme inadapté au contexte portugais contemporain.

Ce retournement générationnel est révélateur d’un renversement du prestige social attaché à l’émigration. Alors que les générations précédentes voyaient dans l’expatriation une forme de réussite économique et de mobilité sociale, une partie de la jeunesse portugaise contemporaine, mobile, éduquée, européenne, projette une autre hiérarchie symbolique. Le Portugais de France, loin d’incarner une modernité enviable, peut être perçu comme le représentant d’un monde à la fois provincial et dépassé. Il n’est plus l’ambassadeur du progrès, mais un témoin d’un passé migratoire parfois moqué, quand il n’est pas ignoré.

Cette dissonance révèle une double fracture : sociale, entre les descendants d’ouvriers installés dans les banlieues françaises et une jeunesse portugaise intégrée aux codes métropolitains de Lisbonne ou Porto ; culturelle, entre deux formes de modernité qui ne se reconnaissent pas. Loin de l’image homogène d’une diaspora solidaire, la relation entre les Portugais de France et ceux restés au pays est marquée par des malentendus croissants, des références divergentes, et parfois une incompréhension mutuelle. Là encore, les stéréotypes circulent mais ils changent de direction.

Générations suivantes : identités hybrides et réappropriations

jeunes portugais

Un héritage silencieux : transmission fragmentée, identité recomposée

Les enfants d’immigrés portugais nés en France ont grandi dans un entre-deux. Chez eux, on parlait une langue minorée, parfois avec honte ; dehors, on leur rappelait discrètement, ou frontalement, qu’ils n’étaient pas tout à fait d’ici. La transmission culturelle s’est souvent faite par bribes : le bacalhau du dimanche, les bals portugais, le voyage annuel au « pays ». Pour beaucoup, le Portugal n’était pas une réalité vécue, mais un récit familial, saturé de nostalgie, de devoir de mémoire et d’images figées. Ce récit, souvent linéaire, ne laissait guère de place à la complexité. Il fallait aimer ses origines, sans les interroger. Il fallait réussir son intégration, sans en revendiquer la singularité.

Dans ce cadre, les trajectoires identitaires des jeunes générations sont marquées par le silence, la pudeur, l’effacement. Le portugais est parfois compris, rarement parlé. Les références culturelles sont franco-françaises, mais le nom, l’accent familial ou les pratiques religieuses restent des marqueurs visibles. Cette discrète altérité produit des identités floues, hybrides, que les sciences sociales peinent à catégoriser. Contrairement aux discours médiatiques qui aiment ranger les enfants d’immigrés dans des cases communautaires, les jeunes issus de l’immigration portugaise sont souvent peu revendicatifs ; non par adhésion totale à l’ordre dominant, mais parce que leur double appartenance s’est construite dans une économie de la discrétion. On n’affiche pas, on compose.

Entre invisibilité et résilience culturelle

Paradoxalement, cette invisibilité sociale, souvent perçue comme un gage de réussite, peut être un facteur d’effacement identitaire. Là où d’autres minorités ont construit une conscience communautaire forte, appuyée sur des récits de luttes ou de discriminations visibles, les descendants de Portugais n’ont pas toujours eu les mots pour dire leur expérience. La « réussite silencieuse » vantée par les médias cache une réalité plus nuancée : celle d’une communauté souvent marginalisée symboliquement, même lorsqu’elle est bien insérée économiquement. La faiblesse des représentations dans l’espace médiatique, culturel ou politique renforce cette invisibilisation. Rares sont les écrivains, journalistes ou artistes issus de l’immigration portugaise qui accèdent à une parole publique légitime. Le patrimoine mémoriel reste cantonné à la sphère privée.

Mais cette invisibilité est aussi, parfois, un terrain de résistance. Dans les marges, des formes de créativité émergent. Des collectifs d’artistes, des groupes associatifs, des chercheurs issus de la diaspora s’emparent progressivement de leur histoire pour en faire un objet de transmission, de réflexion et de valorisation. Ils explorent les récits familiaux, les archives oubliées, les langues minorées. Ils organisent des festivals, publient des ouvrages, tournent des documentaires. Cette résurgence mémorielle n’est pas tournée vers le passé, mais vers la réécriture du présent : elle vise à redonner une épaisseur à des parcours longtemps considérés comme anecdotiques. Elle fait de la luso-descendance un objet culturel à part entière, ni folklore, ni simple continuité.

Réinvention des appartenances : être portugais à sa manière

Loin des clichés de l’assimilation réussie ou de l’ethnicisation communautaire, la nouvelle génération d’enfants ou petits-enfants de Portugais invente des trajectoires identitaires multiples. Certains choisissent de renouer avec la langue, de s’impliquer dans des projets culturels liés à leurs origines, d’accompagner leurs parents dans des démarches administratives en France comme au Portugal. Pour eux, l’identité portugaise est un pont, non un poids : un vecteur de liens, une manière de se situer dans une histoire plus large que celle de leur seule nationalité. D’autres, au contraire, refusent toute assignation : ni « Français d’origine portugaise », ni « Portugais expatrié », mais simplement eux-mêmes, avec leurs contradictions, leurs déplacements, leurs références croisées. Ce refus des étiquettes ne signifie pas l’oubli des origines, mais leur relecture, plus libre, moins téléologique.

Mais cette quête d’identité peut aussi prendre une tout autre tournure. Une part non négligeable de la diaspora portugaise, notamment dans les classes populaires résidant en France, en Suisse ou au Luxembourg, exprime une vision plus conservatrice, voire nationaliste, de son rapport au Portugal. Le vote massif pour le parti d’extrême droite Chega lors des dernières élections législatives portugaises en est l’un des signaux les plus visibles : dans les circonscriptions des Portugais de l’étranger, Chega est souvent arrivé en tête, devançant les partis traditionnels. Ce vote ne traduit pas nécessairement une adhésion idéologique monolithique, mais il révèle un mal-être, un sentiment de déclassement, une volonté d’exister politiquement dans un pays d’origine qui, parfois, ignore ses émigrés jusqu’au mépris.

Ainsi, les formes de réappropriation identitaire se diversifient, parfois jusqu’à la rupture. Entre ancrages culturels positifs, indifférence aux origines ou radicalisation politique, les trajectoires sont loin d’être linéaires. Elles sont traversées par des tensions sociales, des mémoires inégalement transmises, des contextes familiaux disparates. Ce que révèle cette diversité, c’est que l’héritage portugais en France ne se perpétue pas mécaniquement : il se négocie, se transforme, se conteste. À l’image des sociétés contemporaines, il est devenu un champ de bataille symbolique autant qu’un terrain d’attache.

Pour conclure

Les Portugais de France sont à la fois un exemple d’intégration saluée et une population encore marquée par des représentations figées. Perçus comme discrets, travailleurs, peu revendicatifs, ils sont souvent réduits à des stéréotypes d’autant plus puissants qu’ils paraissent valorisants. Mais cette image méritocratique dissimule mal la complexité des trajectoires individuelles, les tensions sociales vécues, les assignations culturelles persistantes et les silences mémoriels. Entre la France qui les admire sans toujours les nommer, et un Portugal qui les célèbre autant qu’il les caricature, les descendants de l’émigration portugaise occupent une position liminale, ni tout à fait dedans, ni complètement dehors.

Ce qu’ils donnent à voir aujourd’hui dépasse la seule question de l’intégration : c’est celle de la pluralité des appartenances, de la fabrique des mémoires, de la capacité à habiter simultanément plusieurs histoires. Loin d’être un cas à part, ils nous obligent à repenser les catégories classiques de l’analyse migratoire. Car être « de France » et « du Portugal » n’est pas une contradiction, c’est une expérience vivante, traversée de résonances, de réajustements et parfois d’apaisements. Ce n’est pas dans l’effacement ou la fusion que se construit l’identité, mais dans le travail d’équilibriste entre héritages reçus et choix assumés.

Alors que les débats sur l’immigration continuent d’être polarisés en France, l’histoire des Portugais invite à déplacer le regard. Elle montre qu’on peut être pleinement citoyen sans renoncer à ses attaches, que la loyauté à une nation n’exclut pas la fidélité à une culture d’origine, que l’intégration n’est pas un effacement. Elle souligne, enfin, que la reconnaissance passe par une attention sincère aux récits minoritaires, à ce qu’ils disent de nous, de notre histoire commune, et de notre avenir partagé. Entre silence et transmission, entre invisibilité et réinvention, les Portugais de France écrivent une page singulière, mais profondément universelle, de l’identité contemporaine.

  1. Victor Pereira : https://scholar.google.fr/citations?user=wx2dBTgAAAAJ&hl=fr ↩︎
  2. Hugo dos Santos : https://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_liste_generique/C_46486_F ↩︎
  3. Victor Pereira, Hugo dos SantosLe Monde 09/01/2018 – « Bidonville de Champigny : Nous nous opposons à l’instrumentalisation de notre histoire et de nos mémoires » – https://www.lemonde.fr/(…)-l-instrumentalisation-de-notre-histoire-et-de-nos-memoires_5239454_3232.html ↩︎
  4. Éric ZemmourLe Quotidien de Paris 13/11/1985 « Un Portugais sur dix vit en France » ↩︎
  5. François de SinglyLe Monde 07/02/2014 – « Quels bons stéréotypes pour le genre et la famille ? »https://www.lemonde.fr/(…) ↩︎
  6. Ro et Cut : https://www.youtube.com/@RoetCutTV ↩︎
  7. Vitorino Magalhães GodinhoRevista de história económica e social 1978 – « L’émigration portugaise (XVe-XXe siècles) : une constante structurale et les réponses au changement du monde » ↩︎
  8. Victor Pereira« La mémoire de l’émigration portugaise : une mémoire de héros ? »https://journals.openedition.org/hommesmigrations/3867 ↩︎
  9. Éléctions législatives 2022 : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lections_l%C3%A9gislatives_portugaises_de_2022 ↩︎

Autres sources :

Résumer l'article avec l'IA 👉 ChatGPT Perplexity Grok Google AI

Article écrit par
Retour en haut