Salazar, itinéraire d’un dictateur

Dictateur Portugais antonio Salazar

Antonio de Oliveira Salazar a dirigé le Portugal d’une main de fer de 1932 à 1968. Son régime, qualifié de salazarisme, est marqué par une répression politique intense, un contrôle strict de l’information et une politique économique conservatrice. Inspiré du corporatisme et du fascisme, son modèle de gouvernance repose sur un État fort et paternaliste, réprimant toute opposition.

Le 25 avril 1974, la Révolution des Œillets éclate au Portugal, marquant un tournant historique. Bien que cette révolution pacifique survienne quelques années après la mort de Salazar, elle symbolise un rejet massif de son héritage dictatorial. Antonio de Oliveira Salazar, figure emblématique du régime autoritaire portugais, a laissé une empreinte indélébile sur le pays. Cet article explore son parcours, de ses origines modestes à son ascension au pouvoir, et examine l’impact durable de ses politiques sur le Portugal.

Origines et ascension sociale

António de Oliveira Salazar naît le 28 avril 1889 dans le village de Vimieiro, situé dans la région du Beira Alta, au centre du Portugal. Issu d’une famille modeste, il est le fils unique survivant de António de Oliveira et Maria do Resgate Salazar, un couple profondément religieux. Son père est régisseur de propriété foncière, ce qui place la famille dans la petite bourgeoisie rurale, tandis que sa mère, très pieuse, joue un rôle essentiel dans son éducation et l’ancre très tôt dans une vision conservatrice du monde.

salazar jeune
Antonio de Oliveira Salazar jeune professeur

Dès son plus jeune âge, Salazar est éduqué dans un cadre rigide, où la discipline, le respect de l’autorité et la foi catholique occupent une place centrale. Il fréquente un séminaire religieux à Viseu, où il envisage brièvement une carrière ecclésiastique. Cependant, sa passion pour les sciences sociales et le droit l’oriente vers un autre chemin : en 1910, il intègre l’Université de Coimbra 1, où il entreprend des études en droit et en sciences politiques.

La formation académique et les premiers engagements

Coimbra, bastion intellectuel du Portugal, est un terreau fertile pour le développement des idées politiques. Salazar y découvre un environnement profondément divisé entre républicains progressistes et catholiques conservateurs. Opposé aux idéaux anticléricaux de la Première République (1910-1926), qui cherche à limiter le pouvoir de l’Église, il se rapproche rapidement des milieux monarchistes et catholiques.

Brillant étudiant, il excelle en économie politique, ce qui lui vaut de devenir professeur à l’Université de Coimbra dès 1917. Il s’impose rapidement comme un intellectuel influent, publiant des articles et des discours prônant un retour aux valeurs traditionnelles et un État fort, inspiré des principes du catholicisme social. Il rejoint alors le Centre Catholique Portugais (Centro Católico Português) 2, un mouvement qui défend les intérêts de l’Église face aux attaques du gouvernement républicain. Cette alliance entre religion et politique sera déterminante dans sa future carrière.

L’ascension vers le pouvoir

Coup d’Etat du 28 mai 1926

Le contexte politique du Portugal des années 1920 est marqué par une instabilité chronique : en 16 ans, le pays connaît 45 gouvernements différents. L’armée, lassée de l’incapacité des institutions à rétablir l’ordre, finit par prendre le pouvoir lors du coup d’État militaire du 28 mai 1926 3, mettant fin à la Première République et instaurant une dictature militaire.

Le contexte politique du Portugal des années 1920 est marqué par une instabilité chronique : en 16 ans, le pays connaît 45 gouvernements différents

Salazar, alors simple universitaire, est rapidement repéré par les généraux pour ses idées économiques rigoureuses et son opposition au régime parlementaire. Il est brièvement nommé ministre des Finances en 1926, mais refuse d’exercer ses fonctions, faute de garanties sur son autorité budgétaire. Ce n’est qu’en 1928, face à une crise financière majeure, qu’il accepte de prendre en charge le ministère des Finances, à condition d’avoir un contrôle absolu sur les dépenses de l’État.

En l’espace de quelques années, il parvient à redresser les comptes publics, imposant une austérité stricte et un équilibre budgétaire qui impressionne l’armée. Son efficacité et son pragmatisme lui valent une influence croissante, si bien qu’en 1932, il est nommé Premier ministre, devenant ainsi le véritable maître du pays. Dès lors, il met en place les fondations de son régime autoritaire : l’Estado Novo (Nouvel État), qui dirigera le Portugal pendant plus de 40 ans.

Les piliers du salazarisme

salazar et le president carmona
Antonio de Oliveira Salazar avec le président Óscar Carmona

Le régime de Salazar repose sur trois piliers principaux :

  • Le nationalisme conservateur : Salazar promeut une identité portugaise traditionaliste, ancrée dans trois valeurs fondamentales : la religion, la famille et la discipline. Il rejette toute influence étrangère et prône un Portugal rural et autosuffisant, en opposition aux tendances modernistes et progressistes des autres nations européennes.
  • Le corporatisme : Inspiré du modèle fasciste italien, l’Estado Novo repose sur une organisation corporatiste de l’économie et de la société. L’objectif affiché est de remplacer la lutte des classes par une coopération entre les travailleurs et les employeurs, sous le contrôle étroit de l’État. En réalité, ce système bénéficie surtout aux élites économiques, laissant peu de place aux revendications des ouvriers et paysans.
  • La censure et la répression : Salazar instaure un État policier où toute opposition est réprimée. La PIDE (Polícia Internacional e de Defesa do Estado), traque et élimine les opposants politiques. Les journaux, la radio et l’éducation sont strictement contrôlés, tandis que la dénonciation et la peur s’installent dans la population.

L’Estado Novo : une dictature durable

Dès son accession au pouvoir en 1932, Salazar met en place l’Estado Novo (Nouvel État), une dictature nationaliste et corporatiste qui se veut une alternative au communisme et à la démocratie libérale. Cette idéologie repose sur l’idée que l’État doit guider le peuple comme un père guide ses enfants, et que la politique ne doit pas être débattue, mais imposée par une élite éclairée.

Cette idéologie repose sur l’idée que l’État doit guider le peuple comme un père guide ses enfants, et que la politique ne doit pas être débattue, mais imposée par une élite éclairée

En 1933, Salazar fait adopter une nouvelle Constitution, instaurant officiellement son régime autoritaire. Cette réforme politique supprime les élections libres, interdit les partis politiques, et réduit les libertés individuelles. Le parlement devient un simple organe consultatif, tandis que toutes les décisions importantes sont prises par le gouvernement sous l’autorité exclusive de Salazar.

L’Estado Novo se distingue des autres régimes autoritaires de l’époque par son pragmatisme économique et sa neutralité diplomatique. Contrairement à l’Allemagne nazie ou à l’Italie fasciste, Salazar ne mène pas de politique expansionniste et refuse d’engager son pays dans la Seconde Guerre mondiale. Cette neutralité permet au Portugal de conserver des relations avec les Alliés et les puissances de l’Axe, maintenant ainsi un fragile équilibre sur la scène internationale.

Toutefois, cette longévité repose sur un contrôle strict de la société :

  • L’éducation est un outil de propagande, où l’histoire et les valeurs du régime sont enseignées dès le plus jeune âge.
  • La population est tenue à l’écart du progrès, avec une modernisation limitée du pays et un encouragement au retour aux valeurs rurales et religieuses.
  • La surveillance policière et la censure musellent toute contestation, avec des milliers d’opposants envoyés en prison ou contraints à l’exil.

Malgré son isolement, l’Estado Novo tient bon jusqu’aux années 1960, mais son refus d’évoluer, couplé à l’épuisement des ressources du pays dans les guerres coloniales, précipitera son déclin.

Créée en 1945, la PIDE (Polícia Internacional e de Defesa do Estado) est la police politique du régime salazariste. Véritable instrument de terreur et de contrôle social, elle joue un rôle central dans la répression des opposants et le maintien de l’Estado Novo jusqu’à sa chute en 1974.

PIDE 25 avril 1974
Chute de la PIDE, avril 1974

D’abord fondée sous le nom de PVDE (Polícia de Vigilância e de Defesa do Estado) en 1933, elle est rebaptisée PIDE en 1945, devenant un organisme encore plus structuré et impitoyable. À l’image de la Gestapo nazie ou de la Stasi est-allemande, elle est chargée de traquer, arrêter et neutraliser toute menace contre le régime.

Ses missions principales sont :

  • La surveillance et l’espionnage des citoyens, notamment des intellectuels, journalistes et étudiants soupçonnés d’idées progressistes.
  • La censure des médias et de la correspondance privée.
  • L’arrestation et la torture 4 des opposants politiques, notamment les communistes, les syndicalistes et les indépendantistes des colonies portugaises.
  • L’infiltration et la répression des mouvements clandestins de résistance et des réseaux démocratiques.

La PIDE installe un climat de terreur au sein de la population. Ses méthodes incluent :

  • L’usage systématique de la torture dans ses prisons, notamment la privation sensorielle, les passages à tabac, les chocs électriques et la simulation de noyade.
  • L’envoi en exil ou en détention dans des camps de concentration, comme celui de Tarrafal, au Cap-Vert, où de nombreux prisonniers politiques mourront dans des conditions inhumaines.
  • Des exécutions extra-judiciaires, particulièrement contre les résistants des colonies en guerre (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau).

Jusqu’à la Révolution des Œillets, la PIDE est l’un des piliers les plus redoutés du régime salazariste. Mais en avril 1974, lorsque le soulèvement militaire éclate, des manifestations populaires s’en prennent aux locaux de la PIDE, symbole honni de la dictature. Les agents de la police politique sont traqués et certains sont arrêtés, mettant fin à des décennies de répression brutale.

Avec la chute de l’Estado Novo, la PIDE est dissoute et ses archives en grande partie détruites. Cependant, son héritage de violence et d’oppression continue de hanter la mémoire collective du Portugal, rappelant les heures sombres du salazarisme.

Un dictateur atypique

Contrairement aux figures autoritaires du XXe siècle comme Hitler, Mussolini ou Franco, António de Oliveira Salazar adopte un style de gouvernance singulier, marqué par une approche technocratique et austère. Il ne cherche ni à exalter les foules par de grands discours, ni à entretenir un culte de la personnalité exacerbé. Son autorité repose moins sur le charisme ou la force militaire que sur une gestion rigoureuse du pays et une propagande subtilement orchestrée pour façonner son image de sage dévoué à la nation.

Salazar
Antonio de Oliveira Salazar par Eduardo José De Sousa Malta (musée de Caramulo)

Un intellectuel au pouvoir

Issu du monde académique, Salazar est avant tout un professeur d’économie, et c’est en technicien des finances qu’il impose sa vision politique. Plutôt que d’apparaître comme un chef charismatique, il se présente comme un gestionnaire pragmatique, convaincu que seule une discipline stricte peut garantir la stabilité du pays. Cette posture tranche avec les autres dictateurs de son époque, souvent issus de la sphère militaire ou révolutionnaire. Il adopte un mode de vie austère, fuyant les apparitions publiques inutiles et cultivant une image d’homme simple et pieux, profondément enraciné dans la culture catholique conservatrice.

Si António de Oliveira Salazar a souvent été comparé à un moine, c’est en raison de son austérité, de son attachement profond au catholicisme et de son mode de vie sobre, loin des fastes des autres dictateurs du XXe siècle. Sans femme ni enfants, vivant modestement, il cultivait une image de penseur solitaire et dévoué à la nation.

Cette comparaison avec un moine était largement exploitée par la propagande du régime pour légitimer son pouvoir :

  • Présenter Salazar comme un homme au-dessus des tentations et de la corruption.
  • Renforcer l’idée qu’il se sacrifiait pour le bien du Portugal, comme un missionnaire au service de la nation.
  • Consolider son rôle de père protecteur du pays, garant de l’ordre et des traditions.

Toutefois, cette image doit être nuancée, car malgré son austérité personnelle, son régime reposait sur une répression brutale, la censure et un appareil d’État répressif qui n’avaient rien de monastique. Moine ou stratège autoritaire ? Une sobriété réelle, mais une posture soigneusement entretenue pour légitimer un pouvoir absolu.

Un pouvoir exercé dans l’ombre

salazar pouvoir dans l'ombre

Si Salazar ne cherche pas à s’imposer par la force, son emprise sur le Portugal n’en est pas moins absolue. Il gouverne par le biais d’un contrôle bureaucratique rigoureux, plaçant ses fidèles à la tête de toutes les institutions-clés et instaurant une surveillance étroite de la population. Il n’a pas besoin d’être omniprésent dans la propagande d’État : son influence s’exerce par une administration méticuleuse, où chaque décision passe par son aval. Cette méthode lui permet de maintenir un contrôle total sur le pays sans avoir recours à des manifestations spectaculaires de pouvoir.

L’absence d’ambitions expansionnistes, mais un colonialisme obstiné

Contrairement à Mussolini ou Hitler, Salazar ne nourrit pas de rêve de conquête territoriale en Europe. Il refuse d’engager le Portugal dans la Seconde Guerre mondiale, préférant une neutralité stratégique qui lui permet de maintenir des relations commerciales avec les Alliés comme avec les puissances de l’Axe. Cette prudence lui permet d’éviter les destructions du conflit, mais elle renforce aussi l’isolement du pays, qui se tient à l’écart du boom économique et politique de l’après-guerre.

portugal colonial

Cependant, si Salazar ne cherche pas à s’étendre au-delà des frontières portugaises, il reste farouchement attaché à l’empire colonial, qui constitue selon lui l’âme et la grandeur du Portugal. Contrairement aux autres puissances européennes qui amorcent leur décolonisation après 1945, il refuse catégoriquement de céder un pouce de territoire.

Dans les années 1950 et 1960, le vent de la décolonisation mondiale, porté par les Nations Unies et les mouvements indépendantistes, secoue les empires européens. La France, le Royaume-Uni et la Belgique abandonnent progressivement leurs colonies, mais Salazar s’accroche obstinément aux territoires portugais en Afrique et en Asie. En 1961, face aux premières révoltes nationalistes, il engage le pays dans des guerres coloniales sanglantes en Angola, Mozambique et Guinée-Bissau.

guerre coloniale
Guerre coloniale

Ces conflits, qui dureront jusqu’en 1974, s’avèrent catastrophiques :

  • Économiquement, ils épuisent les finances du pays, qui consacre une part énorme de son budget à l’effort de guerre.
  • Militairement, ils usent l’armée portugaise, qui combat des guérillas nationalistes déterminées.
  • Politiquement, ils isolent encore davantage le Portugal sur la scène internationale, car l’ONU et les grandes puissances condamnent ces guerres coloniales.

Le refus de Salazar d’abandonner les colonies n’est donc pas un signe de pacifisme ou de prudence géopolitique, mais plutôt une expression d’un nationalisme rigide. Son régime considère que l’empire portugais est une extension naturelle de la nation, et que les peuples colonisés doivent rester sous domination européenne au nom de la « mission civilisatrice ».

Une dictature paternaliste

salazar paternaliste
 Dr António de Oliveira Salazar en 1966

Plutôt qu’un État fondé sur la violence de masse et le militarisme, Salazar instaure une dictature paternaliste, où le pouvoir est exercé sous prétexte de protéger le peuple de lui-même. Il se considère comme le gardien des valeurs traditionnelles, imposant une politique basée sur la religion, la famille et le travail. Cette approche lui permet de bénéficier du soutien d’une partie de la population rurale et conservatrice, qui voit en lui un rempart contre le chaos politique de la Première République.

Pourtant, sous cette façade d’érudition et de pragmatisme, son régime repose sur une répression implacable. Ceux qui contestent son autorité sont réduits au silence par la PIDE, et toute tentative de démocratisation est étouffée dans l’œuf. Son refus de moderniser le pays et de préparer la transition vers une gouvernance plus ouverte précipitera la chute du régime après sa mort.

Un régime contesté

À partir des années 1950, le régime de Salazar fait face à une montée des contestations. Malgré une propagande omniprésente glorifiant la stabilité du pays, la réalité est toute autre : une grande partie de la population vit dans la précarité, tandis que l’oppression politique empêche toute opposition de s’exprimer librement. L’absence de libertés publiques, la censure des médias et la répression menée par la PIDE (police politique) renforcent le mécontentement, notamment chez les intellectuels et les étudiants.

une dictature contestée

Dans les années 1960, la situation s’aggrave avec le déclenchement des guerres coloniales en Angola, Mozambique et Guinée-Bissau. Ces conflits, extrêmement coûteux en vies humaines et en ressources financières, engendrent un ressentiment grandissant, notamment au sein des forces armées. Contrairement aux autres puissances européennes qui amorcent la décolonisation, Salazar refuse obstinément d’accorder l’indépendance aux colonies, voyant dans l’empire portugais une extension naturelle de la nation.

Cette guerre sans fin isole progressivement le Portugal sur la scène internationale. Les Nations Unies et plusieurs pays européens condamnent la politique coloniale portugaise, tandis que des mouvements d’opposition se structurent à l’étranger. En interne, l’économie souffre : les dépenses militaires plombent les finances de l’État, et l’émigration vers la France et d’autres pays européens s’intensifie, illustrant le malaise profond du pays.

À la fin des années 1960, la jeunesse portugaise, lassée d’un régime rigide et incapable d’évoluer, commence à manifester un rejet de plus en plus visible du salazarisme. Cet essoufflement du régime, combiné à la lassitude des militaires, posera les bases de la Révolution des Œillets en 1974.

La fin du régime et l’héritage de Salazar

En 1968, alors qu’il est encore au pouvoir, António de Oliveira Salazar est victime d’un accident vasculaire cérébral qui le laisse gravement diminué. Ne pouvant plus gouverner, il est remplacé par Marcelo Caetano, un fidèle du régime, qui tente d’assouplir la dictature tout en maintenant les fondements de l’Estado Novo. Pourtant, ces réformes restent largement symboliques et inefficaces. Caetano espère moderniser le pays et donner une image plus ouverte du régime, mais la répression politique continue et les libertés fondamentales restent inexistantes.

enterrement salazar
AOS 1970, sa tombe, anonyme selon sa volonté (Vimieiro – Santa Comba Dão)

Salazar, quant à lui, n’est jamais officiellement informé de sa destitution. Dans un paradoxe cruel, ses proches le maintiennent dans l’illusion qu’il est toujours aux commandes du pays, lui laissant dicter des instructions qui ne seront jamais appliquées. Il meurt en 1970, à l’âge de 81 ans, sans avoir assisté à la chute de son régime. Pourtant, son influence demeure omniprésente, et le Portugal reste figé dans un modèle autoritaire, isolationniste et conservateur qui ne peut plus répondre aux aspirations de la population.

La Révolution des Œillets

Le 25 avril 1974, le mécontentement atteint son paroxysme. L’armée portugaise, usée par plus de 13 années de guerres coloniales, refuse de poursuivre le combat pour un empire en déclin. Cette contestation militaire rejoint un ras-le-bol général de la population, qui souffre de la censure, de l’absence de libertés politiques et d’une économie stagnante.

revolution des oeillets
Avenida de Berna – Lisbonne

Dans ce contexte explosif, un groupe d’officiers progressistes, réunis au sein du Mouvement des Forces Armées (MFA), organise un coup d’État pacifique contre le gouvernement de Caetano. Ce soulèvement, rapidement suivi par des milliers de Portugais dans les rues, est baptisé la Révolution des Œillets, en raison des fleurs rouges et blanches placées dans les canons des fusils des soldats par la population.

La chute du régime est quasi immédiate. En quelques heures, Caetano capitule et part en exil au Brésil. La dictature qui a gouverné le Portugal pendant plus de 40 ans s’effondre sans bain de sang, ouvrant la voie à une transition démocratique. Pour la première fois depuis plusieurs décennies, les Portugais peuvent exprimer librement leurs opinions, fonder des partis politiques et envisager un avenir sans censure ni oppression.

Un héritage contrasté

L’ombre de Salazar ne disparaît pas du jour au lendemain. Son régime a marqué plusieurs générations de Portugais, laissant des traces profondes dans la société et l’économie du pays. Si certains nostalgiques continuent de vanter sa gestion austère et sa politique de neutralité lors de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des historiens s’accordent à dire que son pouvoir a été un frein au développement du Portugal.

pont 25 avril
Le pont du 25 avril (anciennement pont Salazar) reste symbole de la tension
  • Un pays isolé diplomatiquement : Alors que l’Europe de l’après-guerre connaît un essor économique et politique, le Portugal reste en marge, s’accrochant à ses colonies et refusant toute ouverture. Ce refus d’intégration retarde son entrée dans la Communauté économique européenne (CEE), qu’il ne rejoindra qu’en 1986.
  • Un retard économique majeur : Sous Salazar, l’industrialisation et la modernisation du pays ont été limitées. À la fin de son règne, le Portugal est l’un des pays les plus pauvres d’Europe, avec des infrastructures obsolètes et une agriculture archaïque.
  • Un État policier répressif : La PIDE, police politique redoutée, a persécuté les opposants du régime pendant des décennies, engendrant un climat de peur et de censure qui a freiné toute évolution politique et sociale.

Avec la Révolution des Œillets, le Portugal amorce un tournant démocratique qui le mènera vers une Constitution moderne en 1976 et une intégration progressive à l’Europe. Cependant, les séquelles de la dictature mettront des décennies à s’effacer, et encore aujourd’hui, l’héritage de Salazar reste un sujet controversé dans le débat public portugais.

Conclusion : un tournant historique et une mémoire complexe

En tournant la page du salazarisme, le Portugal a amorcé une transition historique vers la démocratie, marquant un tournant décisif après plus de 40 ans de dictature. La Révolution des Œillets du 25 avril 1974 a non seulement permis l’effondrement de l’Estado Novo, mais elle a aussi ouvert la voie à une nouvelle ère de liberté et de progrès, plaçant le pays sur un chemin résolument européen et démocratique.

Cependant, l’héritage de Salazar ne s’est pas dissipé du jour au lendemain. Pendant plusieurs décennies, le Portugal a dû composer avec les séquelles économiques et sociales du régime : une industrialisation retardée, un système éducatif en retard, des institutions démocratiques à reconstruire, et un passé colonial douloureux. L’entrée du pays dans la CEE en 1986 a marqué une étape cruciale vers une modernisation rapide, permettant au Portugal de rattraper son retard économique et de s’inscrire pleinement dans le projet européen.

Aujourd’hui encore, le salazarisme reste un sujet controversé au sein de la société portugaise. Si une partie de la population garde une vision nostalgique d’un leader perçu comme intègre et rigoureux, la majorité des historiens et des analystes s’accordent à considérer que son régime a freiné le développement du pays et maintenu le Portugal dans un isolement rétrograde.

La mémoire de Salazar oscille ainsi entre répulsion et réhabilitation, entre ceux qui dénoncent un État policier oppressif et ceux qui louent sa stabilité économique et sociale. Cette complexité témoigne de l’empreinte durable laissée par quatre décennies d’autoritarisme, qui continuent d’alimenter les débats sur l’identité nationale et le passé colonial du Portugal.

Finalement, la chute du régime salazariste a non seulement permis au Portugal de retrouver sa liberté, mais elle a aussi ouvert un vaste chantier de réconciliation avec son histoire. Aujourd’hui, le pays s’affirme comme une démocratie stable et tournée vers l’avenir, mais le spectre du salazarisme reste un souvenir encore vivace, rappelant que l’histoire, même une fois tournée, continue d’influencer le présent.

  1. Université de Coimbra : https://www.uc.pt/ ↩︎
  2. Centro Católico Português : Ce parti a été fondé en 1915 pour défendre les intérêts de l’Église catholique face aux réformes anticléricales de la Première République portugaise (1910-1926). Salazar y a été affilié dans sa jeunesse, ce qui a marqué ses positions politiques conservatrices et sa vision d’un État fortement lié à la religion. ↩︎
  3. Coup d’État militaire du 28 mai 1926 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Coup_d%27%C3%89tat_du_28_mai_1926 ↩︎
  4. Témoignages : https://www.20minutes.fr/monde/1356633-20140420-20140420-tortures-sous-dictature-portugaise-temoignent-contre-oubli ↩︎

Bibliographie sur António de Oliveira Salazar

📖 Ouvrages de référence

  • Franco NogueiraSalazar: O Homem e a Obra (5 volumes, 1977-1985)
    → Biographie détaillée écrite par un proche collaborateur de Salazar.
  • Tom GallagherSalazar: The Dictator Who Refused to Die (2020)
    → Analyse du régime et de la longévité politique de Salazar.
  • Philippe CathrineSalazar, le dernier dictateur d’Europe (2012)
    → Un regard français sur la figure de Salazar et son influence en Europe.
  • Filipe Ribeiro de MenesesSalazar: A Political Biography (2010)
    → Une biographie politique détaillée sur son idéologie et sa gestion de l’État.
  • Yves LéonardSalazarisme et fascisme: l’histoire d’un malentendu (1996)
    → Une analyse comparant le régime de Salazar aux autres dictatures européennes.

📖 Le régime de l’Estado Novo et son héritage

  • Manuel LoffO Nosso Século é Fascista: O Mundo visto por Salazar e Franco (2008)
    → Étude des liens entre Salazar et Franco dans la construction d’une idéologie autoritaire.
  • Fernando RosasSalazar e o Poder: A Arte de Saber Durar (2012)
    → Une analyse du système de pouvoir mis en place par Salazar.
  • Anne de StoopPortugal, la mémoire du silence (2013)
    → Témoignages et réflexions sur la dictature et la transition vers la démocratie.
  • Raquel VarelaA História do Povo na Revolução Portuguesa (2014)
    → Une approche sociale et populaire de la fin de la dictature.
  • César OliveiraA Revolução que não foi (1977)
    → Une critique de la transition post-Salazar et des changements politiques.

Bibliographie sur la Révolution des Œillets (25 avril 1974)

📖 Récits et analyses historiques

  • José Pacheco PereiraA Revolução e o PREC (2014)
    → Analyse du processus révolutionnaire et des tensions politiques.
  • António Costa PintoO Fim do Império Português (2001)
    → Sur les conséquences de la Révolution et la décolonisation.
  • José Medeiros FerreiraO 25 de Abril e a Democracia Portuguesa (1997)
    → Une étude sur la construction démocratique post-révolutionnaire.
  • Phil MailerPortugal: The Impossible Revolution? (1977)
    → Témoignage d’un étranger sur la Révolution et ses aspirations.
  • Raquel VarelaHistória Popular da Revolução Portuguesa 1974-75 (2014)
    → Récit du soulèvement avec des témoignages d’ouvriers et de militaires.

📖 Mémoires et témoignages

  • Otelo Saraiva de CarvalhoAlvorada em Abril (1977)
    → Récit du stratège militaire de la Révolution.
  • Salgueiro MaiaCapitão de Abril (1997)
    → Témoignage du principal leader militaire du 25 avril 1974.
  • Vasco LourençoCapitão de Abril: Memórias da Revolução (2010)
    → Réflexion sur le rôle des militaires dans la chute du régime.
  • Marcelo Rebelo de SousaOs Caminhos da Revolução (1999)
    → Analyse des transformations politiques et sociales après 1974.

📖 Romans et œuvres littéraires

  • Lídia JorgeO Dia dos Prodígios (1980)
    → Un roman emblématique sur l’atmosphère révolutionnaire.
  • António Lobo AntunesOs Cus de Judas (1979)
    → Récit d’un soldat portugais en Afrique coloniale, préfigurant la révolution.
  • Sérgio GodinhoLiberdade (1974)
    → Recueil de chansons engagées durant la révolution.

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