Chaque année, le 10 juin rassemble les Portugais du monde entier autour d’une date unique, à la fois solennelle et profondément identitaire. C’est le jour du Portugal, de Camões et des communautés portugaises, une célébration officielle qui rend hommage à un pays, à une langue et à un peuple disséminé aux quatre coins du globe. Ce jour symbolique puise sa force dans la figure mythique de Luís de Camões, mort le 10 juin 1580, et incarne à la fois la grandeur littéraire et la résilience historique d’une nation. Mais derrière cette date se cache une histoire riche, souvent méconnue, marquée par des évolutions politiques, culturelles et symboliques majeures.
Camões, miroir de l’âme portugaise

Chaque nation se raconte à travers ses héros. Le Portugal, lui, se reconnaît en Luís Vaz de Camões, poète, soldat, aventurier, et figure fondatrice de son imaginaire collectif. Dans ses vers, notamment ceux des Lusiades, il a su faire vibrer le cœur d’un empire maritime en pleine expansion. Il est à la fois l’écho du passé glorieux des Découvertes et la voix poignante d’une nation souvent ballottée par l’Histoire. Camões est cet homme qui, selon la légende, aurait sauvé son manuscrit des flots lors d’un naufrage, nageant d’une main et tenant son chef-d’œuvre de l’autre. Il est l’archétype du Portugais idéal : indomptable, cultivé, profondément humain.
Il est à la fois l’écho du passé glorieux des Découvertes et la voix poignante d’une nation souvent ballottée par l’Histoire
Sa mort, survenue en 1580, coïncide avec la fin de l’indépendance portugaise, absorbée alors par la monarchie espagnole. C’est donc un double deuil que le 10 juin rappelle : celui d’un génie littéraire et celui d’un État souverain. Mais c’est également une date de renaissance symbolique, car c’est autour de Camões que va se construire une identité portugaise renouvelée au fil des siècles.
Fait souvent ignoré, la postérité de Camões doit aussi beaucoup à l’Espagne. Le roi Philippe II, devenu Philippe Ier du Portugal, fera imprimer largement l’œuvre, séduit par sa puissance poétique … et par ses propres origines portugaises. Une ironie de l’histoire, qui rappelle que l’héritage culturel transcende parfois les rivalités politiques.
En 1880, 3 siècles après sa disparition, une grande fête nationale en son honneur est organisée à Lisbonne. Les tombeaux de Camões et de Vasco da Gama sont alors transférés solennellement au Mosteiro dos Jerónimos. La République, encore en gestation, y voit l’occasion d’exalter une figure laïque et unificatrice. Le roi lui-même accepte ce geste, preuve du caractère consensuel et fédérateur de Camões.
Un jour qui change de visage au fil de l’histoire
Le 10 juin n’a pas toujours été ce jour d’unité. Il fut longtemps un férié uniquement municipal à Lisbonne, avant de devenir une fête nationale sous la République, puis un symbole autoritaire sous la dictature de Salazar. Le « Dia de Camões, de Portugal e da Raça » instauré durant l’Estado Novo cherchait à exalter l’idée de « race portugaise » et à mobiliser l’histoire au service d’une idéologie nationaliste. Ce glissement, bien que contesté après la Révolution des Œillets, a durablement marqué l’imaginaire autour de la date.
La récupération militaire et religieuse

À partir des années 1960, le 10 juin devient aussi un hommage aux forces armées portugaises. Défilés militaires, remises de décorations, démonstrations de discipline et de puissance : cette dimension subsiste encore aujourd’hui, bien que dépouillée de ses connotations coloniales d’alors. La date sera même associée à une symbolique religieuse : celle de l’Ange Gardien du Portugal, une ancienne tradition médiévale réactivée par Salazar en 1952 pour renforcer le sentiment national.
Ce mélange de mythe, de foi, de patriotisme et de littérature donne au 10 juin une richesse symbolique rare. Peu de fêtes nationales peuvent se targuer d’une telle profondeur historique et émotionnelle, oscillant entre célébration poétique, mémoire militaire, et exaltation spirituelle.
La fête des Portugais du monde

Depuis 1977, la fête a changé de cap. Elle est devenue, officiellement, le Jour du Portugal, de Camões et des communautés portugaises. Cette évolution marque une rupture avec la vision centralisée et autoritaire du passé. Désormais, chaque année, le 10 juin s’exporte. Une ville portugaise accueille les célébrations, mais une autre, à l’étranger, est également choisie pour honorer la diaspora. En 2016, c’est Paris. En 2025, ce sera Lagos et Macao, symboles respectifs de l’origine et de l’empreinte mondiale du Portugal.
C’est l’occasion de réunir, physiquement et symboliquement, les millions de Portugais vivant hors du pays. Ces communautés entretiennent une relation forte et affective avec la nation-mère, et ce jour est pour elles un ancrage, une affirmation de leur double identité. Il témoigne de la vitalité de la culture lusophone sur tous les continents.
Une fête fédératrice dans un pays fragmenté
Pourquoi le 10 juin plutôt qu’une autre date ? Pourquoi pas le 5 octobre, qui rappelle l’indépendance médiévale ou la proclamation de la République ? Pourquoi pas le 25 avril, jour de la liberté retrouvée en 1974 ? Parce que ces dates sont politiques, clivantes, rattachées à des camps. Le 10 juin, lui, est au-dessus des divisions. Il est poétique, culturel, universel. Il parle à tous les Portugais, sans exception. Il transcende les conflits et les idéologies. Il est à la fois mémoire et avenir, héritage et lien vivant.
À l’heure où la mondialisation fragmente les identités et disperse les peuples, le Portugal a su conserver, grâce à Camões, un vecteur de cohésion sans égal. Ce n’est pas un hasard si c’est autour d’un poète que se cristallise cette unité. Car la langue, le verbe, le récit partagé, sont plus forts que les frontières. Camões l’avait écrit : « Par des mers jamais auparavant naviguées, ils ont élevé un nouveau royaume, qu’ils ont tant sublimé … ». Ces vers, extraits des Lusiades, résonnent encore aujourd’hui, le 10 juin, partout où un Portugais prononce le mot « pátria ».
Un jour de mémoire collective partagée
Le 10 juin n’est pas qu’un jour férié, c’est une mémoire collective incarnée. C’est un poème devenu nation, un exil devenu lien, une date devenue symbole. De Lisbonne à Macao, de Paris à Toronto, de Rio à Maputo, ce jour unit dans une même émotion une diaspora dispersée mais soudée. Camões, mort un 10 juin, continue de vivre dans chaque mot portugais. Et ce jour, qu’il pleuve ou qu’il vente, que l’on soit au pays ou en terre lointaine, nous rappelle que le Portugal est une langue, une histoire, un peuple — et un sentiment partagé.