Chaque capitale a son grand choc. Mais peu de rencontres en Europe déchaînent autant les passions que le derby de Lisbonne entre le Sporting Clube de Portugal et le Sport Lisboa e Benfica. Plus qu’un simple affrontement sportif, c’est un rendez-vous identitaire, social, historique et spirituel. D’un côté, les Lions du Sporting, drapés de vert et blancs. De l’autre, les Aguias (aigles) de Benfica, rouges comme la ferveur populaire qui les entoure. Une rivalité qui a traversé les époques et les bouleversements du Portugal moderne, et qui ce 10 mai 2025, à l’Estadio da Luz, promet une nouvelle page d’histoire.
Les origines : trahisons fondatrices et clivages sociaux

L’histoire commence en 1907. Huit joueurs du Sport Lisboa, à l’époque en quête de meilleures conditions sportives, quittent le club pour rejoindre le tout jeune Sporting Clube de Portugal. Lors de leur premier affrontement, les traîtres de la veille deviennent héros du jour : le Sporting s’impose 2-1, dans un match marqué par un but contre son camp de Cosme Damião, le fondateur du Benfica.
Ce n’était pas seulement un affrontement de clubs, mais une collision de visions du sport et de la société
Ce n’était pas seulement un affrontement de clubs, mais une collision de visions du sport et de la société. Le Sporting, soutenu par l’aristocratie lisboéte, devient rapidement synonyme de prestige et d’élite. Benfica, né dans les quartiers populaires, bâtit son mythe comme le « club du peuple« , celui de tous les Portugais, quels que soient leur rang ou leur origine.
Les stades, également, racontent cette histoire. Le monumental Estadio da Luz, construit avec la contribution physique de ses supporters dans les années 1950, répond au Jose Alvalade, financé par la fortune du vicomte d’Alvalade. Deux visions du football, deux visions du monde.
Depuis, les décennies ont ancré cette opposition, entre émotions populaires et culture d’excellence, entre âme ouvrière et rigueur institutionnelle. Et pourtant, le football les réunit tous dans une même ferveur.
Une rivalité au-delà du terrain

On ne compte plus les dérives de cette opposition : slogans provocateurs, feux d’artifice, affrontements de groupes ultras. En 1996, un supporter du Sporting perdait la vie, frappé par une fusée lancée par la tribune benfiquista. En 2018, des joueurs du Sporting étaient agressés sur leur terrain d’entraînement par leurs propres supporters. Aujourd’hui encore, les provocations se poursuivent, comme ce lion du Sporting repeint en rouge à la veille du dérby de 2025.
« Au Portugal, le football est une religion.«
Mais la haine ne fait pas tout. Pour la majorité des fans, cette rivalité est surtout un rite d’appartenance, une manière de défendre ses couleurs, sa famille, son quartier, son héritage. C’est une affaire de fierté et d’émotions. « Je ne sais pas où je serai demain, mais je serai toujours benfiquista », confie un supporter. À quoi l’universitaire Beatriz Marujo répond : « Au Portugal, le football est une religion.«
🔴🟢 Le derby 2025 : tout peut se jouer ce samedi
Ce samedi 10 mai 2025 à 19h, le Portugal tout entier aura les yeux rivés sur l’Estádio da Luz. Le Benfica et le Sporting, à égalité de points (78), s’affrontent dans l’avant-dernière journée d’un championnat sous tension. La différence de buts (favorable aux Lions : +59 contre +56) pourrait faire pencher la balance, mais c’est bien ce match, plus qu’un autre, qui peut faire basculer le destin du titre national.

À quelques jours du choc, Lisbonne est en ébullition. Graffitis de provocation, chants entonnés dans les rues, bars décorés aux couleurs des clubs, et même une statue de lion vandalisée près de l’Alvalade, repeinte en rouge… la ville vit au rythme du duel. Par mesure de sécurité, près de 60 établissements du centre-ville (cafés, restaurants, supermarchés) devront fermer dès 17h, selon un arrêté municipal inédit.
Et comme si l’enjeu du titre ne suffisait pas, une finale de Coupe du Portugal attend les deux équipes le 25 mai. Deux chocs en quinze jours, pour une suprématie lisboète totale en jeu. Le derby éternel n’a jamais aussi bien porté son nom.
Des légendes dans chaque camp
Eusébio, l’étoile volée au Sporting

Il devait devenir le joyau du Sporting. Repéré au sein du Sporting Clube de Lourenço Marques, club satellite de Lisbonne basé à Maputo, Eusébio da Silva Ferreira semblait promis à l’univers vert et blanc. Tout l’y destinait : la filiation entre les clubs, son attachement initial, l’organisation déjà en place pour son intégration. Mais le Benfica, flairant l’opportunité, orchestrait une opération d’une audace presque mafieuse.
Un soir de 1960, le jeune Mozambicain est littéralement enlevé par des émissaires du Benfica à son arrivée à Lisbonne. Le club agit vite, convainc la mère du joueur, l’envoie dans un hôtel sous fausse identité pour éviter les manœuvres juridiques du Sporting. Quelques jours plus tard, Eusébio signe. La guerre est déclarée. Et le prodige va leur donner raison : 440 buts en 15 saisons, 11 championnats, 5 Coupes, une Ligue des Champions remportée contre le Real Madrid (5-3), un Ballon d’Or en 1965.
Face au Sporting, il est impitoyable. En 25 matches de championnat, il marque à 27 reprises. L’incarnation de la suprématie rouge. Et le symbole d’un destin détourné, qui alimente encore aujourd’hui les regrets et les récits de trahison dans les travées du stade José Alvalade. Si Eusébio avait porté le vert, l’histoire du football portugais aurait sans doute pris une toute autre tournure.
Les « Cinq Violons » du Sporting

Avant que Benfica ne conquière l’Europe, c’est le Sporting qui régna sur le Portugal. Dans les années 1940, les « Cinco Violinos » forment un orchestre offensif d’une rare harmonie : Jesus Correia, Fernando Peyroteo, José Travassos, Albano et Manuel Vasques. Ensemble, ils remportent sept titres de champion et écrasent leurs adversaires avec une science du jeu collectif et une efficacité redoutable. Ils ne jouaient pas, ils composaient.
Face à Benfica, leur emprise est totale. En décembre 1946, le Sporting inflige un 6-1 à son rival, porté par un triplé de Travassos. Peyroteo, le plus prolifique d’entre eux, inscrit à lui seul 48 buts dans le Derby de Lisbonne, un record toujours inégalé. Sa moyenne de buts dépasse le ratio d’un but par match sur l’ensemble de sa carrière, une anomalie statistique qui souligne l’ampleur de son talent.
L’expression « Cinco Violinos » n’est pas une invention journalistique : elle fut inventée par les supporters eux-mêmes, tant leur entente transcendait le simple cadre sportif. Aujourd’hui encore, dans les couloirs du musée du Sporting, ces cinq noms résonnent comme un chœur glorieux rappelant que, bien avant les stars modernes, Lisbonne vibrait au rythme d’un quintette magique.
Manuel Fernandes, le bourreau de 1986

Il suffit d’un soir pour entrer dans la légende. Le 14 décembre 1986, Manuel Fernandes signe l’un des plus grands récitals de l’histoire du football portugais. Devant les 70 000 spectateurs du stade José Alvalade, il marque quatre fois contre Benfica, dans une victoire stratosphérique : 7 à 1. Ce score reste à ce jour la plus large victoire du Sporting dans un derby officiel.
Cette humiliation dépasse la simple rivalité. Ce soir-là, les supporters du Benfica brûlent leurs drapeaux, leurs cartes d’adhérents, leurs écharpes. Une désaffection brutale, dans un moment de chaos émotionnel rarement vu. Manuel Fernandes, formé au club, capitaine charismatique et buteur hors pair, devient une idole absolue. L’homme qui a fait plier l’ennemi.
L’ironie est cinglante : cette saison-là, Benfica sera champion et finaliste de la Coupe d’Europe. Mais ce match, cette déroute, hantera les mémoires. Fernandes ne se contente pas d’exister dans les statistiques : il incarne l’esprit combattif du Sporting, l’orgueil de ceux qu’on dit dominés et qui, soudainement, renversent la table. En un match, il scelle son héritage, entre douleur rouge et gloire verte.
Une bataille lisboète pour la gloire nationale

D’un côté l’Aigle, de l’autre le Lion. Deux symboles, deux mentalités, deux pôles d’attraction qui structurent l’imaginaire footballistique portugais depuis plus d’un siècle. Si le FC Porto s’est imposé comme un troisième géant depuis les années 1980, le derby de Lisbonne reste, dans l’âme populaire, le duel suprême. Aucun autre match ne paralyse autant le pays, ne divise autant les familles, ne fait autant battre les cœurs, du Minho à l’Algarve.
Selon l’étude Vox Populi menée au tournant des années 2000, le Benfica est le club le plus soutenu du pays, avec environ 6 millions de supporters déclarés — soit plus de la moitié de la population portugaise. Son ancrage s’étend sur tout le territoire, des villages de l’intérieur aux communautés d’émigrés. Le Sporting, plus fort dans les quartiers centraux de Lisbonne et dans la classe moyenne urbaine, représente une passion plus concentrée mais souvent perçue comme plus intense, presque identitaire.
Dans la capitale, cette fracture prend des allures de géopolitique urbaine : le Benfica rayonne dans les banlieues, la périphérie, les zones industrielles et populaires, tandis que le Sporting affirme son enracinement dans les cœurs historiques de la ville, dans les quartiers plus résidentiels ou bourgeois comme Alvalade, Campo Grande ou Areeiro. Cette opposition géographique alimente une dramaturgie où se mêlent questions de classe, héritage, loyauté et revanche.

Depuis le début du XXIe siècle, les deux clubs se sont lancés dans une course effrénée pour revenir au sommet. Stades rénovés pour l’Euro 2004, académies de formation de pointe, signature de contrats de sponsoring globaux, et l’éclosion de joyaux tels que Cristiano Ronaldo (Sporting) ou Bernardo Silva (Benfica) ont repositionné les deux institutions au cœur du football moderne européen. À travers leurs académies, leurs stars exportées et leurs droits TV, ils représentent deux locomotives essentielles de la Primeira Liga.
Un derby pour la mémoire et le futur
Centenaire, mythique, politique, social, culturel : le derby de Lisbonne est une épopée vivante. Il se joue sur le terrain, mais aussi dans les coeurs, les souvenirs, les récits de famille et les cafés du quartier. Il parle d’amour, de rancune, de destin, de gloire et de défaite.
Ce samedi, Lisbonne retiendra son souffle. Une équipe triomphera. Mais tous, fans ou simples curieux, auront vibré. Car un derby, le vrai, ne laisse jamais personne indifférent.