Portugal, un modèle d’accueil en crise

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Le Portugal, longtemps salué pour sa politique migratoire inclusive et ses liens historiques avec le monde lusophone, amorce un virage sécuritaire radical. À deux semaines des élections législatives anticipées du 18 mai 2025 1, le gouvernement de Luís Montenegro a annoncé le lancement d’un vaste plan d’expulsion visant 18.000 étrangers en situation irrégulière. Une décision qui provoque stupeur, indignation et inquiétude dans tout le pays, et bien au-delà.

Un revirement brutal à portée électorale

La date n’est pas anodine. Le 3 mai 2025, le ministre de la Présidence António Leitão Amaro confirme ce que certains redoutaient : environ 4500 migrants vont être immédiatement notifiés d’un ordre de quitter le territoire dans un délai de 20 jours. En cas de non-respect, une procédure d’expulsion forcée sera enclenchée. L’objectif affiché : faire place nette parmi les 18.000 dossiers d’immigration « irrégulière ».

Mais pourquoi maintenant ? La mesure intervient à peine quinze jours avant un scrutin législatif décisif, convoqué après la chute du gouvernement minoritaire. Une concordance qui alimente les soupçons d’un calcul politique. Face à une extrême droite galvanisée — Chega, le parti d’André Ventura, est désormais la troisième force parlementaire — le gouvernement de centre droit semble adopter une stratégie de recentrage à droite toute. « Trumpisation », dénonce même Pedro Nuno Santos, leader du Parti socialiste portugais.

Fin de la politique du « chemin ouvert »

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Jusqu’en 2024, le Portugal faisait figure d’exception en Europe : son mécanisme de « manifestation d’intérêt«  permettait à des milliers de migrants sans contrat de travail de se régulariser, à condition de prouver une année de cotisations sociales. Une approche pragmatique, fondée sur l’insertion progressive, saluée par de nombreux organismes internationaux.

Mais depuis juin 2024, cette voie a été supprimée. Désormais, seules quelques catégories restreintes — étudiants, professionnels qualifiés, ressortissants de pays lusophones ou familles en cours de regroupement — peuvent déposer une demande. Ce durcissement a été justifié par la saturation des services de l’immigration et une prétendue « perte de contrôle » des flux migratoires.

Dans les faits, ce sont les plus précaires — notamment les travailleurs originaires d’Asie du Sud ou d’Afrique subsaharienne — qui se retrouvent en première ligne. La majorité d’entre eux œuvrent dans l’ombre : cuisines, livraisons, agriculture, nettoyage ou chantiers de construction. Invisibles, jusqu’au moment où ils deviennent les cibles d’une politique plus répressive.

Un discours de plus en plus polarisé

Chega ou l’influence croissante de l’extrême droite

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« Rétablir la normalité aux frontières ». La formule est martelée par André Ventura, dont les discours alarmistes sur une immigration « hors de contrôle » ont trouvé un écho croissant dans l’opinion publique. Dans son programme 2025, il exige que la nationalité ne soit octroyée qu’aux étrangers « ayant une relation effective avec l’État portugais, parlant la langue, connaissant l’histoire et partageant la culture nationale ».

Ventura n’hésite pas à faire le lien avec Donald Trump, allant jusqu’à saluer sa politique de « retours massifs ». Il prône l’expulsion immédiate de tout migrant sans titre de séjour. En réponse, le gouvernement actuel semble céder à la pression, quitte à brouiller les frontières entre modération et radicalité.

Des voix qui s’élèvent

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Pourtant, sur le terrain, les protestations se multiplient. L’association Solidariedade Imigrante 2 a publié un communiqué sans équivoque : « L’expulsion n’est pas une solution. Nous ne partirons pas. Nous résisterons. » Les manifestations se succèdent à Lisbonne et Porto. Dans le quartier populaire de Mouraria, où vivent de nombreux Népalais, Bangladais ou Capverdiens, la tension monte.

Le chercheur Simone Tulumello résume la situation en une phrase glaçante : « Deux immigrations s’opposent : celle des riches et celle des pauvres. » Tandis que les digital nomads, les retraités étrangers et les détenteurs de Golden Visa profitent d’un cadre fiscal favorable, les travailleurs migrants restent dans l’angle mort du débat public — jusqu’à ce qu’ils deviennent les boucs émissaires d’une crise plus large.

Un pays fracturé entre promesses économiques et réalité sociale

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En janvier 2025, l’Observatoire de l’immigration 3 alertait déjà : « Sans la main-d’œuvre étrangère, des secteurs entiers comme l’agriculture ou la restauration s’effondreraient. » Pourtant, les conditions de logement sont alarmantes : 19 % des non-Européens vivent dans des habitations surpeuplées, contre 8 % des Portugais. Les migrants originaires d’Asie du Sud sont particulièrement affectés.

À Lisbonne, les loyers ont augmenté de 94 % depuis 2015, et les prix d’achat de 186 %. Le paradoxe est criant : le Portugal attire les riches retraités étrangers avec des promesses de « vie abordable », tout en excluant ceux qui tiennent les fondations de son économie.

Dans les villages de pêcheurs près de Porto, des Indonésiens composent aujourd’hui la moitié des équipages. À Lisbonne, les cuisines des restaurants sont souvent tenues par des Népalais. Leur départ forcerait de nombreux établissements à fermer.

Un tournant qui interroge l’identité du Portugal

Ce qui choque dans cette annonce, ce n’est pas seulement son contenu, mais sa portée symbolique. Le Portugal, issu d’un empire multicontinental, lié historiquement à l’Afrique et à l’Amérique latine, a longtemps cultivé une image d’ouverture, incarnée dans sa politique de nationalité accessible, sa tolérance linguistique, sa valorisation des anciens territoires coloniaux.

Cette politique d’expulsions rompt avec cet héritage. Elle rompt aussi avec l’image d’un pays vu comme un modèle par le Migrant Integration Policy Index 4, qui le classait encore récemment parmi les dix meilleurs en matière d’intégration.

Entre électoralisme et virage idéologique

Le Portugal se trouve face à un dilemme. Dans un contexte de crise du logement, de polarisation politique et d’échéance électorale, le choix du gouvernement actuel semble clair : durcir le ton pour éviter une hémorragie d’électeurs vers l’extrême droite. Mais ce faisant, il sacrifie les principes qui avaient fait sa singularité en Europe.

La question reste posée : cette stratégie rassurera-t-elle l’opinion ? Ou risque-t-elle, à l’inverse, d’ouvrir une brèche dangereuse pour la démocratie portugaise ?


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