Dans les ruelles pentues de la Mouraria, à deux pas du château de São Jorge, le parfum du curcuma se mêle à celui du café portugais, les affiches en bengali croisent les enseignes d’agences de voyage vers Dhaka, et les chants de la mosquée montent depuis une cave discrète. Ce quartier populaire, métissage historique de Lisbonne, vit aujourd’hui une mutation rapide et parfois douloureuse, entre accusations de ghettoïsation, insécurité perçue, et espoir d’une intégration réussie.
Une communauté visible, mais pas toujours acceptée
Ces dernières années, la Mouraria est devenue le centre névralgique d’une diaspora indienne, pakistanaise et bangladaise en pleine expansion. Autour de la rua do Benformoso, surnommée par certains Little India, épiceries exotiques, restaurants indiens, pakistanais et bangladais, salons de coiffure, et boutiques de téléphonie se succèdent. Les prières se tiennent dans des salles modestes, parfois en sous-sol. Le quartier est aussi devenu un lieu d’attente, où nombre de travailleurs sans papiers attendent une régularisation et survivent à coups de petits boulots, notamment dans le secteur de la livraison à domicile.
Mais cette présence croissante ne fait pas l’unanimité. Certains résidents de longue date, comme Cristina Correia, commerçante, estiment que le quartier s’est dégradé. « C’est l’enfer de vivre ici « , affirme-t-elle, liant drogues, insécurité et présence immigrée. D’autres dénoncent au contraire un manque de mémoire : « Il y a 15 ans, c’était bien pire« , rappelle Ismail, mozambicain installé depuis les années 70. Pour lui, cette mutation est un signe de l’ouverture du pays à une multiculturalité inédite.
Le mythe du ghetto de la Mouraria
Longtemps stigmatisée pour sa pauvreté, la Mouraria est aujourd’hui au centre d’un récit mémoriel complexe, où s’entrelacent histoire réelle, traces disparues et reconstructions contemporaines. Le quartier, jadis perçu comme un foyer de marginalité urbaine, a été présenté comme un « ghetto arabe », en raison de son nom et de son passé musulman, avant de devenir, dans certains discours contemporains, un « ghetto indo-pakistanais ». Mais cette image repose moins sur des faits historiques avérés que sur une mémoire remodelée à des fins culturelles et politiques.
En réalité, la Mouraria n’a jamais été un ghetto au sens strict : elle n’était ni fermée par des murs, ni dotée de portes ou de règlements imposés aux populations musulmanes. Au fil des siècles, elle a été un espace de coexistence, puis de transformations successives, mêlant populations musulmanes d’Afrique du Nord, migrants venus du nord du Portugal, et ressortissants des anciennes colonies portugaises. Le récit du « ghetto arabe » naît au début des années 2000, porté par des associations locales désireuses de réhabiliter l’image du quartier à travers des éléments patrimoniaux souvent interprétés ou réinventés.
Cette mémoire dite « plastique » s’ajuste aux besoins du moment, au risque d’effacer la complexité historique. Des azulejos chrétiens, bien postérieurs à l’époque islamique, sont réinterprétés comme des traces d’un héritage arabo-musulman ; des grilles en fer forgé du XIXe siècle sont présentées comme des moucharabiehs. Ce réagencement symbolique, largement discutable du point de vue historique, sert avant tout à mettre en scène un imaginaire multiculturel simplifié, adapté aux attentes du tourisme et aux logiques de valorisation urbaine. Plutôt qu’une stigmatisation raciste, l’usage du terme « ghetto » fonctionne ici comme une forme de discrimination positive : il confère au quartier une visibilité patrimoniale et culturelle inédite.
Loin d’être purement folklorique, cette plasticité mémorielle a permis d’ancrer la Mouraria dans des politiques de réhabilitation ambitieuses, tout en favorisant un récit fédérateur capable d’intégrer les multiples mémoires du quartier : celles des Gitans et du fado, des « fils du quartier », et désormais celles des populations indo-pakistanaises plus récentes. Le mythe du ghetto, s’il repose sur des fondations historiques fragiles, devient ainsi un outil efficace de représentation, d’identité locale et de mobilisation politique.
Immigration précaire, urbanisme délaissé et tensions sociales
Beaucoup de ces nouveaux habitants partagent le même récit : arrivés par des réseaux souvent opaques, ils vivent à plusieurs dans des logements exigus, travaillent dans des entrepôts ou des cuisines, souvent sans contrat. Le quartier attire car les loyers y sont encore relativement bas et la communauté y offre un soutien minimal. « Je reçois 400 euros et je paie 200 pour un lit« , explique Rasni, venu du Bangladesh. D’autres, comme Rashid, gèrent de petits commerces et espèrent simplement « ne pas avoir de problèmes« .
Mais l’insécurité, réelle ou fantasmée, alimente les tensions. La drogue, longtemps présente à l’Intendente et autour du Martim Moniz, a glissé vers la Mouraria. Désormais, les échanges se font en plein jour, sous les yeux de tous. Certains accusent les réseaux de trafic, d’autres les dérives de l’accueil migratoire. Le déficit d’intégration est souvent cité comme point de crispation, y compris par des commerçants immigrés eux-mêmes.
Un quartier miroir des contradictions portugaises
Alors que certains appellent à des manifestations controversées contre la « l’islamisation de l’Europe« , d’autres défendent une vision plus nuancée. Mafalda, entrepreneuse dans le tourisme, affirme n’avoir jamais eu de problème dans la zone. Pour elle, « les critiques oublient trop vite ce qu’était la Mouraria autrefois« .
Entre nostalgie du Lisbonne d’hier et peur de la perte d’identité, le quartier devient le théâtre des tensions plus larges liées à la métropolisation, au tourisme de masse, et à l’immigration. Si Lisbonne veut rester fidèle à sa tradition d’accueil, elle devra sans doute repenser l’intégration et l’urbanisme de ses quartiers les plus fragiles.
Mouraria n’est ni un paradis ni un enfer. C’est un espace en mouvement, où l’avenir de Lisbonne se joue en miniature, entre espoir et crispation, solidarité et tension, mémoire et transformation.