La folle histoire du Coca-Cola au Portugal

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C’est une histoire peu connue, mais absolument fascinante. Celle d’un soda qui, partout ailleurs, s’est imposé comme le symbole par excellence de la modernité américaine… sauf au Portugal. Là-bas, la célèbre « bouteille Contour » a longtemps été perçue comme une menace – sanitaire, économique, voire morale. Pourtant, c’est aussi au Portugal que l’un de ses slogans les plus célèbres, “Primeiro estranha-se, depois entranha-se”, a été écrit, par nul autre que Fernando Pessoa. Entre rejet autoritaire, fantasmes de dépendance, guerres commerciales et campagnes publicitaires mythiques, l’histoire de la Coca-Cola au Portugal est un condensé des tensions d’un siècle.

Pendant plus de 50 ans, cette boisson sucrée a été absente des rayons portugais. Prohibée sous la dictature de Salazar, elle fut assimilée à une intrusion étrangère, presque un outil de propagande capitaliste. Mais quand elle refait surface à la fin des années 1970, quelques années après la Révolution des Œillets, elle n’est plus une simple boisson : elle devient un symbole. Symbole de liberté retrouvée, de consommation décomplexée, d’ouverture à un monde globalisé.

Retour, en plusieurs étapes, sur cette odyssée méconnue et paradoxale. Une saga où se croisent écrivains, médecins hygiénistes, dictateurs, publicitaires visionnaires et consommateurs assoiffés… de nouveauté.

Une première arrivée au goût amer : les années 1920

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Quand Lisbonne découvrait le Coca-Cola

Lisbonne vibrait alors d’une énergie neuve, tiraillée entre traditions et modernité. Dans les cafés de l’Avenida da Liberdade et les pâtisseries chics de la ville blanche, une jeunesse curieuse scrutait les signes d’un monde qui changeait. Le jazz commençait à se faufiler dans les salons, les automobiles faisaient frissonner les pavés, et l’Amérique — cette terre lointaine de progrès et de liberté — exerçait une fascination croissante. Lorsqu’apparut un soda venu d’outre-Atlantique, servi dans des bouteilles au design singulier, certains y virent bien plus qu’une simple boisson : une promesse d’avenir. Goûter la Coca-Cola, c’était effleurer un ailleurs, oser un frisson d’audace dans un pays encore corseté par le conservatisme et les valeurs catholiques. Pour les lycéens de l’époque, c’était aussi — parfois — désobéir discrètement.

À la fin des années 1920, alors que la marque Coca-Cola connaît une ascension fulgurante en Europe, une tentative discrète mais réelle d’introduction se produit à Lisbonne. Carlos Moitinho de Almeida, entrepreneur influent, importe les premières cargaisons du célèbre soda directement des États-Unis. Selon les souvenirs de son fils, rédigés en 1982 1, la boisson est servie dans certaines pâtisseries prestigieuses de la capitale, dont la Versailles, avenue de la République. Elle suscite la curiosité de quelques jeunes, dont lui-même, qui s’en souviennent comme d’un événement presque clandestin.

Fernando Pessoa, poète et publicitaire

pessoa coca

Lorsque la Coca-Cola tente pour la première fois de s’implanter au Portugal, à la fin des années 1920, elle s’offre les services de la seule agence de publicité existant alors dans le pays : Hora. Et c’est un certain Fernando Pessoa, encore méconnu du grand public mais déjà reconnu dans les milieux littéraires, qui est sollicité pour rédiger un slogan. Le poète aux multiples masques, connu pour ses hétéro­nymes et ses expérimentations linguistiques, travaille alors comme rédacteur publicitaire. Il livre une phrase simple mais fulgurante : « Primeiro estranha-se. Depois entranha-se. » 2.

Ce slogan, à la fois énigmatique et percutant, traduit avec finesse la manière dont une nouveauté peut devenir habitude, voire dépendance. C’est tout le génie de Pessoa : condenser en quelques mots le mécanisme même de l’addiction, et l’ambivalence du plaisir coupable. Si la phrase est devenue culte — jusqu’à être citée et détournée aux États-Unis sous la forme « On the first day you drink it slow. On the fifth day you can’t say no » 3 — elle aurait aussi, paradoxalement, scellé le sort de la marque en provoquant la méfiance des autorités sanitaires de l’époque.

Le verdict de Ricardo Jorge : une boisson toxique ?

Nous sommes en 1927. Le Portugal vit encore sous la Dictature militaire, prélude à l’Estado Novo de Salazar. Toute marchandise étrangère doit alors obtenir une autorisation des autorités sanitaires pour être distribuée. Les autorités ordonnent le retrait de la Coca-Cola du marché, les stocks sont saisis et détruits, et l’histoire du slogan reste longtemps oubliée — reléguée aux marges de la biographie de Pessoa.

Car en filigrane de cette formule, Ricardo Jorge, alors directeur de la santé publique de Lisbonne et figure influente du pays, s’alarme. Ce médecin hygiéniste réputé — dont le nom reste attaché à la médecine préventive portugaise — croit déceler une allusion à la toxicité de la boisson. Selon lui, ce slogan évoque les effets insidieux d’un produit potentiellement addictif, comparable aux drogues. Le mot coca, encore associé à la cocaïne dans l’imaginaire médical du début du XXe siècle, n’aide en rien la cause de la marque. Selon lui, cette formule évoque clairement le comportement addictif propre aux drogues, et pourrait même laisser entendre une forme de manipulation commerciale.

Bien que la Coca-Cola ne contienne déjà plus que des extraits « décocaïnisés » depuis 1904, cette nuance échappe aux débats de l’époque. Jorge avance alors un raisonnement implacable : si le produit contient de la coca, il est potentiellement toxique et doit être interdit ; s’il n’en contient pas, son nom est mensonger, donc sa commercialisation est une fraude.

L’épisode, aussi bref que retentissant, met fin à la première tentative d’implantation de Coca-Cola au Portugal. Il faudra attendre un demi-siècle pour que la boisson refasse surface. D’ici là, elle deviendra paradoxalement, un fruit défendu, objet de fascination pour toute une génération privée de bulles américaines.

Un demi-siècle de mise à l’écart : l’ère Salazar

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Un symbole du capitalisme jugé incompatible avec l’Estado Novo

Pendant près de 50 ans, de la fin des années 1920 à la Révolution des Œillets en 1974, la Coca-Cola reste formellement interdite au Portugal. L’Estado Novo, régime autoritaire instauré par António de Oliveira Salazar, ne voit pas d’un bon œil l’arrivée de cette boisson à la réputation sulfureuse. Pour le pouvoir, Coca-Cola ne se résume pas à une nouveauté étrangère : elle symbolise l’Amérique capitaliste, l’idéologie de la consommation de masse, et ce mode de vie moderne jugé incompatible avec les valeurs austères, rurales et nationalistes promues par le régime.

Dans cet État où tout est contrôlé, du cinéma à la presse, une bouteille de soda peut devenir une menace.

À plusieurs reprises, des représentants étrangers, notamment américains, tentent de négocier un retour de la marque sur le marché portugais. Mais chaque tentative se heurte au même mur idéologique. Salazar, qui prône l’autarcie et la sauvegarde des traditions, redoute autant la boisson que ce qu’elle représente : une porte d’entrée pour l’américanisation du quotidien. Dans cet État où tout est contrôlé, du cinéma à la presse, une bouteille de soda peut devenir une menace.

Une interdiction aux motivations multiples

Officiellement, l’interdiction s’appuie sur des considérations sanitaires. Le nom même de la boisson – « Coca » – continue de faire peur, en raison de son association à la cocaïne. Les autorités, influencées par les avis du médecin hygiéniste Ricardo Jorge, soulignent l’ambiguïté d’une recette tenue secrète, jugée incompatible avec les règles de transparence exigées par la législation portugaise. Le slogan de Pessoa est brandi comme une preuve supplémentaire du danger supposé d’un produit qui « s’imprègne », comme une drogue douce.

Interdire Coca-Cola, c’est aussi contenir un imaginaire global, un désir d’ailleurs qui pourrait fissurer le contrôle culturel du régime

Mais au-delà des justifications officielles, l’interdiction est aussi économique. Coca-Cola aurait inévitablement écrasé la concurrence locale : vins populaires promus par la propagande (« Beber vinho é dar de comer a um milhão de portugueses »), sirops de groseille, capilé, et plus tard, sodas nationaux comme Sumol. Protéger le tissu économique portugais était une priorité, et l’arrivée d’une multinationale menaçait cet équilibre fragile. En filigrane, une autre réalité s’impose : interdire Coca-Cola, c’est aussi contenir un imaginaire global, un désir d’ailleurs qui pourrait fissurer le contrôle culturel du régime.

Une boisson pourtant connue dans l’ombre

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Malgré cette mise à l’écart officielle, le Coca-Cola n’est pas un mystère pour les Portugais. Dès les années 1950, il circule librement en Espagne, où il est devenue une boisson populaire. À la frontière, notamment à Badajoz, les familles portugaises profitent d’un passage pour la goûter. Elle est également présente dans les colonies, comme en Angola et au Mozambique, via des licences sud-africaines.

Chaque gorgée devient un acte de résistance douce, une ouverture symbolique vers un monde que le régime voulait tenir à distance

Pour toute une génération, le Coca-Cola devient alors un fantasme, une icône underground. Il incarne ce que l’on ne peut pas avoir : le plaisir interdit, la liberté des autres. Des bouteilles passent clandestinement la frontière, partagées lors de soirées confidentielles. Chaque gorgée devient un acte de résistance douce, une ouverture symbolique vers un monde que le régime voulait tenir à distance. Ainsi, avant même d’être officiellement vendue, la Coca-Cola était déjà entrée dans l’imaginaire collectif portugais.

1977, l’année de la rupture : Coca-Cola entre par la grande porte

Le retour après la Révolution des Œillets

Le 25 avril 1974, les œillets remplacent les fusils dans les canons, et avec eux tombe l’un des régimes les plus longs d’Europe. La révolution portugaise marque le début d’une transition démocratique, mais aussi d’une ouverture sans précédent vers l’extérieur. Dans les années qui suivent, le pays redécouvre les libertés fondamentales, l’économie de marché, les produits jusque-là interdits. La Coca-Cola, longtemps symbole de l’ennemi capitaliste, redevient un objet de convoitise légitime.

En 1976, l’entrepreneur portugais Sérgio Geraldes Barba entre en contact avec Alexander Makinsky, prince d’origine russe et ancien vice-président de l’export chez Coca-Cola. Ensemble, ils imaginent une nouvelle voie pour implanter la marque au Portugal, cette fois avec le soutien des autorités démocratiques. C’est ainsi qu’est fondée la Refrige – Sociedade Industrial de Refrigerantes SA, chargée de produire et de distribuer officiellement Coca-Cola sur le territoire continental.

Une campagne savamment orchestrée

Tout est prêt pour un lancement en fanfare. La date choisie, le 4 juillet 1977, n’est pas anodine : jour de la fête nationale américaine, elle renforce l’imaginaire de liberté et de modernité associé à la marque. Le slogan retenu pour la campagne – « Coca-Cola… a tal ! » 4 – joue sur la complicité, l’attente, la transgression enfin permise. Il s’agit moins de vendre une boisson que de célébrer un changement d’époque.

La campagne est confiée à l’agence McCann-Erickson/Hora, descendante directe de celle qui avait autrefois employé Fernando Pessoa. En quelque sorte, le poète est vengé : 50 ans après, le fruit défendu revient en majesté, porté par une communication de rupture. L’affichage urbain, les premiers spots télévisés et les slogans enjoués envahissent les villes. Partout, Coca-Cola s’impose comme le goût de l’avenir.

Un engouement populaire immédiat

coca cola tram

La réponse du public est immédiate et enthousiaste. Dans les premiers jours, plus de 30 000 caisses sont écoulées dans la région de Lisbonne. Dans les cafés, les jeunes trinquent avec des bouteilles iconiques ; dans les familles, on partage le premier Coca-Cola comme on découvrirait une pièce de l’étranger. La boisson devient rapidement un marqueur générationnel, le témoin d’un basculement de société, l’emblème liquide d’un pays qui tourne la page de l’isolement.

Ce succès fulgurant ne repose pas uniquement sur la curiosité. Il s’appuie sur une stratégie d’image maîtrisée, qui présente Coca-Cola comme un symbole de modernité, d’émancipation et de liberté personnelle. Elle devient « la boisson des temps nouveaux », une façon de participer au monde, de quitter les rives grises de l’austérité salazariste pour entrer dans l’ère du choix et de l’individu.

Une production nationale dès 1978

Dès l’année suivante, la stratégie d’implantation se consolide avec l’ouverture de la première usine d’embouteillage à Palmela, dans le district de Setúbal. Le produit n’est plus seulement importé : il est désormais fabriqué sur le sol portugais, avec des standards techniques modernes et un réseau logistique ambitieux. Cette production locale accélère la diffusion de la boisson dans l’ensemble du pays, y compris dans les archipels des Açores et de Madère.

En quelques années, Coca-Cola passe du statut d’icône étrangère interdite à celui de boisson intégrée dans le quotidien des Portugais

En quelques années, Coca-Cola passe du statut d’icône étrangère interdite à celui de boisson intégrée dans le quotidien des Portugais. Sa fabrication domestique marque une étape importante : elle fait désormais partie du paysage économique, social et culturel du pays. Le mythe du soda interdit laisse place à une réalité industrielle, mais la fascination ne s’éteint pas. Au contraire, elle se transforme en attachement durable, en habitude nationale.

Coca-Cola : d’icône libératrice à banalité sucrée

Depuis son grand retour en 1977, Coca-Cola n’a cessé de consolider sa place dans le quotidien des Portugais. Les années 1980 marquent le début d’une présence active dans les grands événements culturels et sportifs, à travers une stratégie de sponsoring calibrée : expositions, concerts, Euro 2004… L’arrivée de nouveaux produits – Fanta, Sprite, Coca-Cola Light puis Zero – élargit l’offre et accompagne la modernisation des habitudes de consommation. Dans les années 1990 et 2000, la marque devient omniprésente, autant sur les étagères que dans les imaginaires. Chaque génération associe un souvenir, un slogan ou une musique à la célèbre boisson.

Cette visibilité constante transforme progressivement Coca-Cola en un élément presque banal de la vie quotidienne. Ce qui était jadis perçu comme un symbole d’outre-Atlantique ou un objet de fantasme interdit est devenu un produit de grande consommation, souvent acheté sans y penser, parfois même délaissé. L’icône de liberté que fut la bouteille rouge dans le Portugal post-salazariste a glissé vers le rang de simple soda parmi d’autres, concurrencé par les marques locales, les alternatives bio, les jus artisanaux.

Il serait d’ailleurs naïf d’ignorer les critiques qui entourent désormais la marque. Teneur en sucre excessive, effets sur la santé publique, enjeux écologiques liés au plastique et à la logistique mondiale : Coca-Cola n’échappe pas au regard plus lucide que les sociétés contemporaines posent aujourd’hui sur les géants de l’industrie alimentaire. En un siècle, la boisson la plus célèbre du monde est passée du statut d’objet politique et poétique à celui de produit de masse à questionner.

Et pourtant, au Portugal comme ailleurs, le mythe subsiste. Il suffit d’une bouteille en verre givrée sur une terrasse en été, d’un ancien jingle à la radio ou d’un slogan oublié qui revient par hasard – “Primeiro estranha-se. Depois, entranha-se.” – pour que tout un pan de l’histoire collective ressurgisse. Coca-Cola n’est pas qu’un soda. C’est un témoin involontaire, mais persistant, des métamorphoses d’un pays.

  1. L. P. Moitinho de Almeida a publié cet article sur le slogan de Pessoa « Primeiro estranha-se. Depois, entranha-se », en 1982 dans le Jornal de Letras ↩︎
  2. Primeiro estranha-se. Depois entranha-se : « D’abord on trouve ça étrange. Ensuite, ça s’imprègne » ↩︎
  3. On the first day you drink it slow. On the fifth day you can’t say no : « Le premier jour, tu le bois lentement. Le cinquième jour, tu ne peux plus dire non. » ↩︎
  4. Coca-Cola… a tal ! : Coca-Cola … une histoire ! ↩︎


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