Quand les femmes portugaises se voilaient : coca, bioco et capelo

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Dans les rues de Lisbonne, de Faro ou de Angra do Heroísmo, les silhouettes féminines voilées ont aujourd’hui disparu. Pourtant, bien avant que les débats contemporains ne s’enflamment autour du niqab ou de la burqa, le Portugal connaissait déjà ses propres formes de voile intégral. Appelés coca, bioco ou capelo, ces vêtements couvrants étaient portés par des femmes portugaises entre le XVIIe et le milieu du XXe siècle, souvent pour des raisons de respectabilité, d’anonymat ou de convenance sociale.

Alors que le Parlement portugais vient de voter l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, ce retour sur un pan méconnu de l’histoire vestimentaire nationale invite à réfléchir aux liens complexes entre religion, culture, tradition et contrôle des corps. Une exploration entre mémoire et modernité, aux confins du textile et du politique.

Une tradition enracinée dans l’Europe chrétienne

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Bien loin d’être une exclusivité portugaise, l’habitude pour les femmes de se couvrir intégralement remonte à l’Antiquité méditerranéenne. Chez les Grecs comme chez les Étrusques, le himation, sorte de grand manteau drapé, permettait déjà de couvrir la tête, voire le visage. Le christianisme en fera très tôt un symbole de décence : dans les écrits de Saint Paul, il est demandé aux femmes de couvrir leur tête à l’église, pour se distinguer des courtisanes. Ce geste deviendra au fil du temps un signe de piété et d’humilité.

À partir du Moyen Âge, à travers l’Europe, apparaissent des vêtements enveloppants, capes, manteaux, mantilles, réservés aux femmes, souvent imposés par les normes religieuses ou les mœurs sociales. En France, en Italie, en Allemagne ou en Espagne, ces habits restrictifs se répandent largement, notamment parmi les classes sociales les plus élevées. Le Portugal n’y fait pas exception.

Mais c’est dans certaines régions portugaises bien précises : l’Alentejo, l’Algarve et les Açores, que ces vêtements prendront des formes extrêmes, jusqu’à recouvrir entièrement le visage, dans un jeu d’équilibre entre invisibilité imposée et autonomie subtilement revendiquée.

Le bioco de l’Algarve : élégance sombre et mystère

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Raul Brandão (1867-1930) écrivait dans les années 1920 que les femmes de la ville d’Olhão « étaient comme des ombres, enveloppées dans leurs biocos noirs ». Ce vêtement, ample et lourd, recouvrait entièrement le corps et la tête, ne laissant parfois qu’un mince interstice pour les yeux. Un simple repli de mantille, de foulard ou de tissu suffisait à masquer les traits.

Le bioco n’était pas un voile religieux. Il s’agissait d’un habit de rue, permettant aux femmes de circuler anonymement, à l’abri des regards et des jugements. Un paradoxe : en s’effaçant visuellement, elles gagnaient une certaine liberté. Pas de reconnaissance possible, pas de réprimande. Le vêtement offrait un anonymat protecteur dans l’espace public patriarcal de l’époque.

La côca du Haut Alentejo : noblesse et codes sociaux

Dans les terres de l’Alentejo, la côca servait à l’origine de vêtement nuptial. Sa taille, la longueur du voile et son tombé variaient selon le rang social de la mariée. Très vite, ce costume sera adopté par les femmes aristocrates et bourgeoises pour leurs sorties mondaines ou religieuses.

Le visage restait dissimulé derrière une mantille renforcée par du papier cartonné, maintenu en forme par des tiges de tarlatane. La tenue s’accompagnait d’une jupe en laine fine et d’une large dentelle descendant dans le dos. Les femmes coiffées ainsi participaient aux grandes processions religieuses du printemps, notamment celle du Corps de Dieu, où leur anonymat renforçait une image de pureté et de distinction.

Selon les témoignages de Leite de Vasconcellos (1858-1941), ce vêtement était encore visible dans les rues de l’Alentejo dans les années 1860. Il reflétait une époque où l’élégance féminine passait par la retenue, voire l’effacement symbolique du corps.

Le capelo des Açores : une silhouette noire dans les brumes de l’Atlantique

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Aux Açores, l’usage du capelo a persisté jusqu’aux années 1950. Cette coiffe imposante, portée avec un manteau appelé capote, transformait les femmes en figures mystérieuses, presque spectrales. Chaque île avait sa variante, mais la structure était similaire : un grand capuchon rigide, souvent soutenu par un arceau en os de baleine et doublé de chanvre, tombant jusqu’à la taille.

Le capelo permettait une fermeture complète du visage. Les femmes pouvaient y dissimuler leur regard, mais aussi y cacher leurs émotions. Il offrait une forme de contrôle de soi, imposée par les conventions sociales, mais réappropriée au fil du temps par celles qui en jouaient les codes.

Dans les villes comme Angra do Heroísmo ou Horta, il était courant de croiser ces femmes silencieuses, voilées, traversant les rues pavées sans jamais croiser le regard des passants. Elles étaient partout, et pourtant invisibles.

Effacement imposé ou liberté détournée ?

Les côcas, biocos et capelos incarnent une tension ancienne entre contrôle des apparences et appropriation des normes. Si ces habits sont souvent interprétés aujourd’hui comme des symboles de soumission, ils étaient aussi, paradoxalement, des instruments de mobilité. Ils permettaient aux femmes d’être présentes dans l’espace public, là où d’autres contraintes les auraient confinées à la sphère privée.

Leur extinction, progressive mais décidée, comme ce fut le cas du bioco interdit à Olhão en 1882, reflète une bascule des mentalités. Le dévoilement devient alors l’indicateur d’un progrès social, mais aussi la fin d’une époque où le silence vestimentaire portait lui aussi ses messages.

Une histoire qui résonne dans le présent

Le récent vote de l’interdiction du niqab et de la burqa au Portugal remet ces récits en lumière. Le pays qui a jadis habillé ses femmes de noir pour mieux les rendre invisibles choisit aujourd’hui, au nom de la liberté, d’interdire ces pratiques venues d’ailleurs. La boucle est-elle bouclée ? Ou l’Histoire, une fois encore, se répète-t-elle sous une autre forme ? Au-delà des débats contemporains, se pencher sur la mémoire textile du Portugal permet de mieux comprendre les logiques de pouvoir, de genre et de visibilité qui traversent toutes les époques. Entre ombre et lumière, les silhouettes silencieuses des biocos nous rappellent que le tissu, aussi, est porteur d’histoire.

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