Le fado sous la dictature : entre censure et malentendus

fado et dictature

Le fado, chant emblématique du Portugal, se révèle complexe lorsqu’on l’analyse sous l’angle de son histoire politique récente. Associé à l’âme portugaise, à la mélancolie et à une certaine forme de fatalisme, il est pourtant marqué par des périodes de forte répression et de récupération politique. 50 ans après la fin de la dictature de l’Estado Novo (1933-1974), le fado reste perçu comme un soutien tacite du régime. Cependant, la réalité historique est bien plus nuancée, témoignant d’une véritable atteinte à sa liberté d’expression. Explorer cette dualité nous permet de mieux comprendre comment le fado est devenu simultanément victime et complice malgré lui, dans l’imaginaire collectif portugais.

Naissance et évolution du fado sous l’Estado Novo

fado au XIXe

Contrairement à une idée reçue persistante, le fado précède largement l’Estado Novo et la dictature, puisqu’il émerge dès le début du XIXe siècle dans les quartiers populaires et marginaux de Lisbonne. Né au sein des couches sociales les plus modestes, souvent associées à l’univers des tavernes, des marins, des gitans et des quartiers malfamés comme la Mouraria, le fado subit dès ses débuts un profond mépris social.

Pendant près d’un siècle, cette expression musicale reste cantonnée à une sphère marginale, frappée du sceau de l’infamie, assimilée systématiquement au vagabondage, à la criminalité, voire à la prostitution. Le terme même de fadista porte longtemps une connotation péjorative, désignant fréquemment des individus perçus comme des marginaux, des voyous, ou des femmes aux mœurs légères. Il faudra attendre la période de l’Estado Novo, paradoxalement marquée par une forte répression culturelle, pour que le fado connaisse une réhabilitation ambiguë, exploitée et diffusée massivement par le régime, qui en fera un outil privilégié de propagande, cherchant à masquer par sa popularité nouvelle la longue et douloureuse histoire d’exclusion sociale et culturelle qu’il avait traversée.

Historiquement multiculturel et marginalisé, le quartier lisboète de la Mouraria est intimement lié aux origines du fado. Dès le XIXe siècle, ce lieu emblématique accueille une grande diversité ethnique et culturelle, dont la communauté gitane, contribuant ainsi à façonner les particularités musicales du fado.

Les Gitans, par leur tradition musicale orale riche en improvisation et en expressivité émotionnelle, ont imprégné profondément le chant lisboète. Leur influence se manifeste notamment dans les rythmes particuliers, les styles vocaux expressifs et les mélodies poignantes qui caractérisent le fado. Ainsi, grâce à ce métissage culturel unique entre influences mauresques, gitanes et locales, la Mouraria devient rapidement un foyer créatif essentiel du genre musical.

La figure emblématique de Maria Severa, chanteuse phare des débuts du fado au XIXe siècle, incarne parfaitement ce brassage culturel. Si ses origines gitanes restent discutées, il est certain que son art était profondément marqué par la présence gitane dans son environnement immédiat, influençant directement son style vocal et sa manière passionnée d’interpréter le fado.

Cette empreinte gitane demeure donc essentielle à l’identité même du fado, révélant la complexité culturelle qui nourrit ce chant portugais, profondément ancré dans l’âme populaire de Lisbonne. Cependant, c’est aussi cette influence gitane, associée à la marginalité et aux préjugés sociaux, qui a longtemps contribué à la stigmatisation du fado, le reléguant durablement à une « sous-culture » méprisée par les élites.

Un encadrement stricte du régime

fado 1930
Benfica 1930

Dès 1927, le fado subit les premières réglementations autoritaires 1. Le décret 13564 2 impose ainsi une carte professionnelle aux chanteurs, visant à encadrer rigoureusement cette pratique et l’en sortir des représentations de vagabondage et d’oisiveté qui lui sont alors associées. La censure s’installe durablement, bannissant improvisations et rencontres informelles, transformant ainsi radicalement l’esprit spontané qui caractérisait le fado originel.

La dictature salazariste, cherchant à moraliser et professionnaliser le fado, crée un cadre rigide : les textes des chansons doivent être préalablement approuvés par la censure, éliminant ainsi tout élément jugé subversif ou trop populaire. Cette politique d’encadrement et de moralisation avait pour objectif explicite de façonner une identité nationale compatible avec les idéaux conservateurs du régime.

Toutefois, malgré cette mainmise étatique, le fado devient pour une part significative de la société portugaise une échappatoire symbolique, permettant de dire l’indicible à travers des allusions subtiles. Cette ambivalence fondamentale fait du fado à la fois une victime évidente et un outil involontaire de propagande.

La figure complexe d’Amália Rodrigues

Amalia rodrigues Portugal.fr

Amália Rodrigues, considérée aujourd’hui comme l’icône suprême du fado, illustre parfaitement les paradoxes du genre pendant la dictature. Si ses succès internationaux comme Casa Portuguesa lui valurent une reconnaissance sans précédent, ils contribuèrent aussi à la présenter comme une « ambassadrice » complaisante du régime, nourrissant ainsi des soupçons de complicité politique.

Entre collaboration supposée et résistance discrète

31- ' Fado de Peniche '- Abandono -Amália Rodrigues

La réalité historique nuance fortement cette image simpliste. En effet, Amália Rodrigues collabore étroitement avec des intellectuels ouvertement opposés à la dictature, notamment grâce à la figure clé d’Alain Oulman. Celui-ci introduit des poèmes de résistance subtile dans ses chansons, dont Abandono (Fado de Peniche), censurée pour ses références aux prisonniers politiques.

Cette dualité reflète bien l’ambiguïté du fado sous le régime salazariste : si Amália devient malgré elle un symbole officiel, elle incarne aussi une résistance culturelle discrète mais réelle, défiant subtilement l’ordre imposé.

La réhabilitation tardive d’Amália Rodrigues

La fin de la dictature précipite un rejet radical du fado perçu comme réactionnaire, et Amália Rodrigues subit une marginalisation brutale dans les années qui suivent la Révolution des Œillets. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que sa figure sera progressivement réhabilitée, reconnue non seulement pour son talent artistique, mais aussi pour la complexité de son positionnement vis-à-vis de la dictature.

Victime symbolique ou complice malgré lui ?

1974

Le malentendu historique persistant autour du fado tient à la simplification opérée par l’opposition démocratique à la dictature : le fado devient alors une cible symbolique, incarnant tout ce qu’il fallait rejeter du régime autoritaire : l’apathie, la résignation, la passivité. Cette image caricaturale masque pourtant la complexité réelle d’une pratique culturelle contrainte par la censure et manipulée par le pouvoir.

Ainsi, dans l’urgence démocratique de l’après-1974, le fado fut relégué au rang de « bouc émissaire », réduisant considérablement la mémoire collective de ses nuances et de sa véritable histoire sociale. Ce n’est que très récemment, notamment grâce aux travaux de recherche en ethnomusicologie et anthropologie 3, que la richesse historique du fado et ses subtilités commencent à être reconnues.

Le fado comme expression de résistance subtile

fado vadio

En dépit de l’image fataliste et passive qu’on lui prête volontiers, le fado a historiquement porté en lui une dimension émancipatrice. Les fados anarchistes et socialistes du tournant des XIXe et XXe siècles dénonçaient explicitement les injustices sociales, faisant clairement la distinction entre victimes et oppresseurs.

Plus profondément, le fado propose une vision collective du réel : par le chant, il permet aux classes populaires d’articuler leur expérience commune des contraintes et des déterminismes sociaux. En cela, il agit comme un révélateur subtil des réalités quotidiennes, offrant un espace de liberté poétique dans un cadre pourtant étroitement surveillé.

Cette dimension performative et orale, ancrée dans la tradition populaire lisboète, reste au cœur de l’expérience du fado, affirmant une forme d’appropriation subjective et collective des récits individuels et tragiques.

Vers une réhabilitation complexe mais nécessaire

Si aujourd’hui le fado bénéficie d’une reconnaissance patrimoniale incontestée, son héritage politique et sa légitimité sociale restent ambivalents. Pourtant, en dépassant les simplifications historiques, le Portugal contemporain semble désormais prêt à réhabiliter pleinement cette expression musicale complexe, tout en assumant son passé contrasté et sa profonde humanité.

Finalement, comprendre le fado sous la dictature implique de saisir toute la profondeur de sa résistance subtile et de reconnaître pleinement les victimes culturelles qu’il représente, au-delà des clichés réducteurs.

  1. Radio France : Lisbonne, Salazar et le fado : une musique orchestrée par le pouvoir : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/juke-box/lisbonne-salazar-et-le-fado-une-musique-orchestree-par-le-pouvoir-2413387 (2020) ↩︎
  2. Decreto n.º 13564, de 6 de maio 1927 : https://diariodarepublica.pt/dr/detalhe/decreto/13564-1927-467443 ↩︎
  3. Brito, Joaquim Pais deVozes e sombras, Electa, Museo Nacional de Etnologia, Lisboa, 1994.
    Agnès Pellerin, Le Fado, Chandeigne, 2003.
    Agnès Pellerin, Le fado et la dictature : les figures de la « victime », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Questions du temps présent, 2015
    Carvalho Pinto de, História do Fado, Publicações Dom Quixote, Lisboa, 1903 ↩︎


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