Le 41e album d’Astérix, intitulé Astérix en Lusitanie, vient de paraître simultanément dans 19 langues et suscite, au Portugal, un mélange de curiosité, d’enthousiasme et de perplexité. En choisissant d’installer l’intrigue dans l’ancienne province romaine de Lusitanie, les auteurs Fabcaro (scénario) et Didier Conrad (dessin) rendent un hommage assumé à la culture portugaise. Mais si certains y voient une belle reconnaissance, d’autres dénoncent une œuvre caricaturale, convenue, voire sans saveur. Une chose est sûre : les Portugais ne sont pas indifférents au regard que leur porte le plus célèbre des Gaulois.
Un hommage dessiné à la culture portugaise ?
Fabcaro, déjà auteur du précédent album Le Lys blanc, ne cache pas son attachement à la Lusitanie contemporaine : mer, soleil, façades colorées, lumière éclatante, autant d’éléments qui l’ont séduit lors de ses séjours préparatoires. Le scénariste revendique un album « qui donne envie de partir en vacances ». L’idée, selon lui, était de créer un décor chaleureux et familier pour les lecteurs, tout en y insufflant une bonne dose de patrimoine portugais.
Le résultat ? 48 pages bourrées de références à ce que les auteurs considèrent comme emblématique du Portugal : le fado, la saudade, les azulejos, la calçada, le bacalhau et bien sûr le vin. Le tout enrobé de jeux de mots, d’expressions locales comme “ó pá !” et de clins d’œil à des figures comme Amália Rodrigues ou Cristiano Ronaldo, transposés en personnages de l’Antiquité avec un humour assumé.
Du côté des auteurs, l’intention est claire : il s’agit d’une déclaration d’amour à la culture portugaise. Fabcaro évoque même la “saudade” comme sentiment structurant du récit. Quant au dessinateur Didier Conrad, il confie avoir voulu rester fidèle au style mouvant d’Uderzo, tout en intégrant des paysages et ambiances portugaises avec subtilité.
Mais derrière l’éloge affichée, certains lecteurs lusitaniens décèlent des intentions moins romantiques. L’album serait-il avant tout une opération commerciale visant à séduire un nouveau marché ?
Réactions contrastées dans la presse portugaise
Le lancement au Portugal, assuré par l’éditeur Asa avec une tirage de 80.000 exemplaires, a donné lieu à une couverture médiatique abondante. De nombreux critiques, comme ceux du Jornal de Notícias ou de Público, saluent l’effort de documentation et le souci du détail culturel. Mais la réception n’est pas unanime. Loin de là.
La critique acide de José Marmeleira
Dans les colonnes du quotidien Público, le chroniqueur José Marmeleira n’a pas mâché ses mots. Il parle d’une “déception attendue” et d’un album “inodore, incolore, sans humour”. Pour lui, Astérix est désormais un produit, une marque plus qu’un héros. L’univers gaulois aurait perdu sa verve satirique, son irrévérence, sa fraîcheur. Pire : “les personnages sont devenus des pantins de carton” et les stéréotypes culturels sont utilisés sans relief, comme des cases à cocher sur un plan marketing.
Le fado ? Évoqué, mais sans émotion. La figure de Viriato ? Présente, mais réduite à une silhouette. Le garum ? Mentionné, mais sans exploitation narrative significative. “Tout est plat”, regrette Marmeleira, qui critique également la composition graphique, jugée sans audace ni renouvellement. Selon lui, « la Lusitanie est devenue un décor touristique à consommer rapidement, puis à oublier ».
Une réception plus nuancée ailleurs
Le Jornal de Notícias, plus mesuré, souligne que l’album “provoque des sentiments contradictoires”. Le journal reconnaît que Fabcaro maîtrise les jeux de mots, notamment dans les dialogues, et qu’il a su capter une certaine “âme lusitanienne”. Cependant, il déplore aussi un manque de scènes marquantes et un rythme parfois prévisible. Les clins d’œil culturels sont nombreux, mais certains tombent à plat, comme l’usage répétitif et forcé de certaines expressions portugaises, qui peut gêner les lecteurs locaux.
L’interjection “ó pá !”, typique de l’oralité portugaise, est ainsi utilisée jusqu’à l’excès, au point d’en devenir embarrassante selon certains commentateurs. Ce procédé, censé faire rire par son exotisme, finit par irriter une partie du public.
Une mémoire historique revisitée
L’un des aspects les plus commentés de l’album reste l’interprétation de l’identité portugaise à travers le prisme antique. Comme le rappelle un hebdomadaire portugais, les Lusitaniens ont longtemps été présentés comme les ancêtres directs des Portugais. Cette idée, popularisée au fil des siècles, a pourtant été nuancée dès le XIXe siècle par des historiens comme Alexandre Herculano, qui montraient la pluralité des influences culturelles du Portugal moderne : celtes, ibères, latins, arabes, africains …
Malgré ces complexités historiques, le terme “lusitanien” reste couramment utilisé dans les médias portugais comme synonyme de “portugais”. L’album surfe donc sur une ambiguïté nationale bien ancrée, en mettant en scène un passé reconstruit avec tendresse et humour, mais aussi avec quelques raccourcis qui peuvent déplaire aux plus exigeants.
Reste la question centrale : ce regard extérieur est-il perçu comme flatteur ou condescendant ? Tout dépend du lecteur. Pour certains, c’est une belle vitrine internationale. Pour d’autres, une caricature de plus, un miroir déformant qui amuse autant qu’il irrite.
Une œuvre entre marketing et mythe culturel
Avec 5 millions d’exemplaires imprimés dans le monde, Astérix en Lusitanie est indéniablement un succès commercial. Il perpétue la tradition des albums “en voyage”, amorcée dès les années 1970, qui font découvrir d’autres cultures par le prisme du pastiche. Mais cette stratégie, jadis perçue comme une ouverture culturelle, est aujourd’hui regardée avec plus de distance. Le public portugais, fier de sa culture, attend davantage qu’un décor folklorique et des symboles consensuels.
Ce que révèle cette réception partagée, c’est une évolution dans la manière dont les nations souhaitent être représentées. La simple accumulation de références ne suffit plus ; il faut une compréhension fine, un humour complice, une narration sincère. Autrement dit, un vrai respect de l’altérité dans la satire.
Les lecteurs portugais divisés
À Lisbonne, lors de la présentation de l’album en présence de Fabcaro et Didier Conrad, les fans se pressaient nombreux pour faire dédicacer leur exemplaire. Dans les files d’attente, on entendait tout autant des rires complices que des critiques murmurées. Certains louaient “la qualité du dessin” et “les bonnes idées”. D’autres disaient avoir espéré “quelque chose de plus profond”, de plus subtil, de plus fidèle à l’esprit original d’Astérix.
Ce fossé entre attentes locales et regard international traduit une tension croissante dans les productions culturelles mondialisées : jusqu’où peut-on aller dans l’universalité sans effacer les spécificités ? Où commence la caricature, où finit l’hommage ? Autant de questions que cet album, volontairement léger mais involontairement politique, soulève sans forcément y répondre.
Ce qu’en disent les réseaux et la rue
| Type de réaction | Contenu | Perception |
|---|---|---|
| Fans de BD | Réjouis de voir le Portugal mis en avant ; soulignent les jeux de mots et les décors soignés | Plutôt positive |
| Critiques culturels | Pointent les stéréotypes faciles, une intrigue faible, l’humour en retrait | Plutôt négative |
| Historiens | Apprécient les efforts de recherche mais nuancent la vision “lusitanienne” | Mitigée |
| Lecteurs grand public | Divisés : certains rient, d’autres trouvent l’album trop plat | Partagée |
| Réseaux sociaux | Débats vifs autour des expressions utilisées, du personnage lusitanien, de l’authenticité | Vivace et contrastée |
Un album qui en dit long sur l’identité contemporaine
Astérix en Lusitanie n’est donc pas seulement une aventure de plus dans l’univers gaulois. C’est aussi un révélateur, malgré lui, des tensions identitaires, des aspirations culturelles et des sensibilités contemporaines. Ce que les auteurs présentent comme une fresque humoristique et amicale devient, en miroir, un objet de débat national sur l’image de soi et la manière dont elle est perçue par les autres. Et si, comme souvent avec Astérix, le véritable sujet n’était pas la conquête romaine, mais la manière dont les peuples se racontent et se reconnaissent ?
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