Il n’apparaît que quelques secondes dans Astérix en Lusitanie, évoqué comme une légende locale au détour d’une case. Mais derrière cette silhouette furtive se cache une figure fondatrice du mythe national portugais. Viriate (180 av. JC – 139 av. JC), chef des Lusitaniens au IIe siècle avant JC, fut un résistant redouté de Rome, un stratège né dans les montagnes du centre de la péninsule Ibérique, dont la mémoire oscille encore aujourd’hui entre histoire, récupération politique et roman national. À la croisée des peuples celtes et ibères, ce berger devenu chef de guerre incarne une forme de souveraineté indigène qui fascine autant qu’elle divise.
Un homme contre un empire

Lorsque Rome avance ses pions dans l’Ouest ibérique, vers -154, elle ne s’attend pas à rencontrer une résistance durable. Pourtant, dans les montagnes arides de la Lusitanie, une région qui s’étend alors entre le Tage et le Douro, un homme va incarner cette opposition. Viriate (Viriato, en portugais et Viriathus en latin), simple berger selon les sources anciennes, prend la tête d’un groupe de survivants après un massacre romain. Il est jeune, charismatique, excellent connaisseur du terrain. Rapidement, il devient un chef militaire respecté et craint.
À la tête de ses troupes, il adopte une stratégie de guérilla redoutable. Ses mouvements rapides, ses attaques éclairs et sa capacité à se fondre dans les reliefs montagneux infligent plusieurs défaites cuisantes aux légions romaines. En -140, il anéantit 3000 soldats du consul Fabius Maximus Servilianus, le contraignant à reconnaître l’autonomie lusitanienne. Rome est humiliée. Le Sénat riposte, et la guerre reprend de plus belle.
Mais cette histoire de guerre n’est pas uniquement celle d’une opposition frontale. Viriate, loin d’être un simple chef de bande, entame aussi une série de négociations, conclut des traités, et tente d’asseoir une souveraineté durable pour son peuple. Un projet politique avant l’heure, anéanti non par les armes, mais par la trahison. Trois de ses proches, corrompus par Rome, l’assassinent dans son sommeil en -139. Le destin de la Lusitanie bascule.
Un mythe fondateur, mais une filiation contestée
La figure de Viriate traverse les siècles comme un écho lointain de résistance. Dès le XVe siècle, historiens et poètes portugais l’intègrent à la généalogie nationale, malgré les incertitudes sur ses origines exactes. Il devient progressivement l’un des “pères spirituels” du Portugal, même si, historiquement, le royaume ne naît qu’en 1143 avec le traité de Zamora. Entre mythe et mémoire, Viriate devient le symbole d’un passé glorieux face à l’envahisseur.
Les Lusitaniens, ancêtres du Portugal ?

Archéologiquement, les preuves de l’existence du peuple lusitanien sont solides. On sait qu’il s’agissait d’un ensemble de tribus celto-ibères, vivant dans des castros perchés dans les montagnes, parlant une langue propre et suivant des rites distincts. Mais les spécialistes sont prudents : les Lusitaniens ne sont pas les seuls ancêtres des Portugais. La nation portugaise résulte d’un brassage complexe de peuples : Romains, Wisigoths, Arabes, Juifs, Berbères, Celte… Viriate serait donc une composante parmi d’autres, certes symbolique, mais non exclusive.
Les Lusitaniens ne sont pas les seuls ancêtres des Portugais
Reste que son nom, dont l’étymologie évoquerait la virilité, l’honneur ou le courage, conserve une aura indiscutable. Plusieurs villes portugaises, comme Viseu ou Évora, lui rendent hommage par des statues ou des noms de rue. Le club de football Lusitano d’Évora en perpétue aussi l’héritage dans la culture populaire. Ce culte mémoriel, bien que souvent instrumentalisé, révèle une fascination persistante pour un héros “local” opposé à l’un des empires les plus puissants de l’histoire.
Un symbole réinventé au XXe siècle
Comme tous les mythes fondateurs, celui de Viriate n’échappe pas à la récupération politique. Sous l’État Nouveau de Salazar, dans les années 1940, son image est exaltée. Le régime nationaliste cherche des figures viriles et indigènes capables d’incarner la pureté supposée de la nation portugaise. Des enfants enrôlés dans les jeunesses salazaristes reçoivent le nom de “Viriatos”. Des statues sont inaugurées avec faste. Une chanson militaire célèbre sa gloire.
Le cinéma s’en empare aussi, notamment dans « Non, ou la vaine gloire de commander » 1 de Manoel de Oliveira, où il incarne la force et la fidélité d’un peuple libre. Plus récemment, en 2019, le réalisateur Luís Albuquerque signe un long-métrage sobrement intitulé « Viriato » 2, grande fresque historique avec un casting de 250 personnes, le film se veut un hommage sincère et pédagogique, destiné notamment au public scolaire. Il retrace avec un soin documentaire les luttes du chef lusitanien contre l’empire romain, dans un souci d’ancrage régional fort. Le film clame avec force : « Viriato, somos todos nós » (Viriate, c’est nous tous). Une revendication identitaire encore vive dans l’imaginaire portugais contemporain.
Mais cette exaltation n’est pas neutre. Elle contribue à figer Viriate dans une narration héroïque sans nuance, loin des complexités historiques. Elle évacue aussi le fait que la Lusitanie antique recouvrait des territoires aujourd’hui espagnols. Viriate est d’ailleurs aussi revendiqué de l’autre côté de la frontière : une statue à Zamora, en Espagne, arbore la mention Terror Romanorum (“terreur des Romains”), rappelant que ce berger n’a jamais connu les concepts modernes de nation ou de frontière.
Une figure toujours vivante

À Viseu, dans le centre du Portugal, se dresse une statue en bronze de Viriate surplombant la plaine. C’est ici, dit-on, que son armée aurait remporté ses plus belles victoires. Le socle du monument ne mentionne pas d’échec, ni de trahison, seulement l’hommage d’un peuple à son héros. Cette mémoire sculptée se prolonge dans les manuels scolaires, dans la toponymie, dans les récits identitaires modernes. Chaque génération redécouvre Viriate, à travers des prismes différents.
Les historiens rappellent cependant que les sources antiques sont lacunaires. Diodore de Sicile 3 et Tite-Live sont parmi les rares à l’évoquer. Les zones d’ombre demeurent nombreuses : son lieu exact de naissance, sa jeunesse, même son statut (berger ou noble ?) divisent les spécialistes. Mais c’est justement cette part d’inconnu qui permet à chaque époque de se réapproprier le mythe à sa manière.
Du héros de la résistance antique à l’icône salazariste, du personnage secondaire dans un album d’Astérix à la figure inspirante de romans et de films, Viriate est une page vivante de l’histoire portugaise. Une page que l’on relit encore aujourd’hui avec fascination, scepticisme ou émotion.
Entre légende et héritage

Viriate n’a jamais connu le Portugal. Le mot même de “Portugal” viendra plus tard, d’un port à l’embouchure du Douro : Portucalem. Il n’était ni roi, ni fondateur d’un royaume, mais chef de guerre, figure de résistance et symbole d’autonomie. Pourtant, dans une péninsule ibérique morcelée par les influences celtes, romaines, arabes et chrétiennes, son nom résonne comme une rare continuité indigène.
Est-il pour autant “le premier Portugais” ? Non, du point de vue historique strict. Mais il est, à coup sûr, l’un des premiers visages de cette volonté farouche d’indépendance qui caractérise, au fil des siècles, l’identité lusitanienne. C’est peut-être cela que célèbre encore la mémoire collective : non un ancêtre génétique, mais un ancêtre moral, une forme de courage face à l’inévitable.
Et c’est sans doute pour cette raison qu’il peut figurer, même brièvement, dans une aventure d’Astérix. Non pas comme une curiosité exotique, mais comme un égal. Un chef libre face à l’Empire. Un héros oublié de l’Histoire, mais toujours vivant dans les mémoires.
- Non ou la vaine gloire de commander : https://fr.wikipedia.org/wiki/Non_ou_la_Vaine_Gloire_de_commander ↩︎
- Viriato : https://www.youtube.com/watch?v=fZhDYFUADPw ↩︎
- Viriate par Diodore de Sicile : https://www.arbre-celtique.com/forum/viewtopic.php?p=28833 ↩︎







