Du rivage malais aux collines de Goa, en passant par les archipels indonésiens et les côtes sri-lankaises, le portugais murmure encore. Il ne s’agit plus du portugais académique de Lisbonne, mais d’une mosaïque de créoles, d’accents teintés de langues locales, de fragments d’une langue jadis hégémonique sur les routes commerciales de l’océan Indien. Aujourd’hui, ces survivances linguistiques racontent l’histoire d’un empire maritime et de ses sillages culturels. Plus qu’un vestige, elles incarnent une mémoire vivante, transmise par les voix de communautés souvent oubliées.
Une empreinte coloniale devenue héritage oral

Le portugais fut, pendant plusieurs siècles, la langue du pouvoir, de l’Église et du commerce dans une grande partie de l’Asie. Au XVIe siècle, lorsque les navigateurs lusitaniens établissent les premières routes maritimes vers l’Inde, Ceylan, la Malaisie ou encore l’archipel indonésien, ils apportent avec eux leur langue. Celle-ci s’impose dans les échanges, les catéchèses, les administrations. Mais dès le XVIIe siècle, avec le déclin de la puissance coloniale portugaise et l’arrivée d’autres empires (hollandais, britanniques), le portugais perd peu à peu sa place officielle.
Un portugais créolisé
Dans certaines régions, la langue se transforme : elle se créolise, s’adapte, se mâtine de vocabulaire local — comme dans le Papia Kristang de Malacca, où le mot portugais “armário” (placard) devient “almari”, à la manière du malais. Ces créoles portugais, bien que souvent relégués à la sphère domestique, ont persisté dans les foyers, les chants religieux, les prières, les proverbes. À Macao, à Goa, à Malacca ou encore à Dili, des familles continuent de faire vivre ces idiomes, parfois sans jamais avoir mis les pieds au Portugal.
Le paradoxe est que dans plusieurs de ces endroits, les descendants de colons, de missionnaires ou de métis n’ont plus aucun lien avec le pays d’origine. Leur portugais est devenu une langue intime, communautaire, et dans certains cas, une fierté culturelle.
Pourtant, la fragilité est constante. Sans politiques de soutien ou transmission formelle, beaucoup de ces créoles sont aujourd’hui en voie d’extinction. Les aînés meurent, et avec eux des centaines d’années d’histoire linguistique disparaissent.
Qu’appelle-t-on une langue créole ?

En linguistique, un créole est une langue naturelle née du contact prolongé entre plusieurs langues différentes, souvent dans un contexte de colonisation, d’esclavage ou de commerce. Contrairement à un pidgin, qui est une langue de communication simplifiée sans locuteurs natifs, le créole est une langue pleinement développée, acquise comme langue maternelle par une communauté.
Les créoles se forment généralement à partir d’un pidgin (langue de contact rudimentaire) qui, avec le temps et l’usage quotidien par une population, s’enrichit, se structure, et devient stable, permettant une transmission intergénérationnelle. Un créole possède :
- une grammaire propre,
- un vocabulaire majoritairement issu de la langue dominante (souvent la langue du colonisateur),
- une structure grammaticale influencée par les langues locales ou africaines.
Où parle-t-on encore le portugais en Asie ?
Malacca et Singapour : le chant du Kristang

Dans le quartier portugais de Malacca (Malaisie), une communauté d’un millier de personnes parle toujours le Papia Kristang, un créole issu du portugais du XVIe siècle. Ce créole, influencé par le malais, conserve pourtant un lexique majoritairement portugais. On le retrouve aussi à Singapour et Kuala Lumpur. Les associations comme la MPEA (Malacca Portuguese Eurasian Association) 1 luttent pour maintenir cette langue à travers des cours et des événements culturels.
Le Kristang est encore chanté lors de mariages ou de fêtes religieuses, mais les jeunes générations s’en éloignent. Ce phénomène est partagé avec d’autres langues minoritaires : sans transmission active, elles déclinent. Pourtant, à Malacca, les enseignes portugaises, les noms de famille et les recettes culinaires témoignent de l’ancrage de cette culture hybride.
Korlai et Goa : les voix de l’Inde lusophone

À Korlai, près de Mumbai, environ 900 personnes parlent un créole portugais étonnamment conservé. Ce « portugais de Korlai » s’est transmis depuis l’époque où la région était sous contrôle lusitanien. On y trouve encore une église catholique (Nossa Senhora do Monte Carmelo) et une communauté attachée à son identité linguistique.
À Goa, en revanche, le portugais a un statut plus ambivalent. Langue de l’élite, il est aujourd’hui parlé par moins de 5 % de la population. La culture lusophone y survit grâce aux universités, à la littérature, et à quelques institutions comme la Fondation Oriente 2. Néanmoins, la pression démographique et l’anglicisation croissante menacent son avenir.
Damão et Diu, deux anciens comptoirs portugais, voient leur créole presque éteint. Dans les années 1960, on y parlait encore une forme domestique du portugais. Aujourd’hui, seuls quelques anciens s’en souviennent. L’histoire est similaire à Cochim ou Bombay, où les noms de lieux et les églises restent les derniers témoins d’un passé lusophone.
Sri Lanka, Indonésie : mémoires chantées d’un empire oublié

À Batticaloa et Trincomalee (Sri Lanka), des communautés locales, parfois désignées comme Burghers 3 ou cafres 4 utilisaient encore le créole portugais jusque dans les années 1980. Certaines associations communautaires comme la « Batticaloa Catholic Burgher Union » 5 continuent de préserver cette mémoire, mais la langue a quasiment disparu. L’anglais, plus utile économiquement, l’a remplacée.
À Flores (Indonésie), notamment à Larantuka et Sikka, des femmes récitent encore le chapelet en portugais créolisé. Ces pratiques religieuses, transmises oralement, constituent de véritables capsules temporelles. Les confréries comme la « Reinja Rosari » incarnent un syncrétisme entre foi catholique, culture locale et héritage portugais.
Macao, un héritage vivant au cœur de la Chine

À Macao, ancienne colonie rétrocédée à la Chine en 1999, le portugais a conservé un statut exceptionnel. Il reste langue officielle aux côtés du cantonais, et continue d’être utilisé dans l’administration, les tribunaux, l’éducation et certains médias. Plusieurs écoles et universités y enseignent la langue, et des chaînes de télévision ainsi que des journaux maintiennent une production en portugais.

Cependant, la réalité linguistique sur le terrain est plus contrastée. La majorité de la population parle cantonais, et l’usage du portugais au quotidien reste marginal, limité à certains cercles institutionnels ou juridiques. Quant au macaense, créole portugais propre à Macao, il est aujourd’hui en voie d’extinction. Seules quelques personnes âgées en conservent encore la pratique, le plus souvent dans un cadre familial ou mémoriel.

Macao demeure néanmoins un symbole vivant de la présence portugaise en Asie. Grâce à la Fundação do Oriente 6 et à l’Instituto Cultural de Macau 7, la culture lusophone y est encore valorisée par des festivals, des expositions ou des échanges universitaires. Dans cette enclave chinoise au riche passé métissé, la langue portugaise continue ainsi de jouer un rôle discret mais significatif.
Entre déclin et renaissance linguistique
La disparition du portugais dans certaines régions s’explique par plusieurs facteurs : la fin de la colonisation, la modernisation, l’absence de transmission scolaire et le manque de valorisation locale. Mais le réveil identitaire de certaines communautés, souvent portées par la diaspora ou des institutions culturelles, change la donne.
À Timor-Leste, par exemple, le portugais est langue officielle depuis l’indépendance en 2002, aux côtés du tétum. Même si une minorité seulement le maîtrise comme langue maternelle, son usage s’étend, notamment dans l’administration, l’éducation et la diplomatie. Il représente un outil d’émancipation et de lien avec la communauté lusophone mondiale.
Ce qui subsiste en Asie n’est pas une langue morte, mais une langue fragmentée, poétique, intime …
Le retour du portugais dans des festivals, des projets scolaires ou des publications locales témoigne d’une volonté de ne pas rompre le fil. Certains chercheurs ou linguistes s’efforcent de documenter les créoles encore vivants, tandis que des initiatives numériques visent à préserver cette mémoire (grammaires, dictionnaires en ligne, archives orales).
Le défi reste immense. Mais le portugais, langue océanique et diasporique, a toujours su muter, s’adapter, se glisser dans les interstices. Ce qui subsiste en Asie n’est pas une langue morte, mais une langue fragmentée, poétique, intime. Une langue du lien, de la mémoire et de la transmission.
Une empreinte profonde en Asie
Au fil des siècles, le portugais a laissé une empreinte profonde en Asie. Bien que souvent en voie d’extinction, cette langue, ou plutôt ces multiples formes créolisées, constitue un témoignage précieux de l’histoire des échanges maritimes, religieux et culturels entre l’Europe et l’Asie. Préserver ces derniers bastions de portugais asiatique, c’est reconnaître l’importance des langues minoritaires dans le patrimoine mondial, mais aussi valoriser les identités plurielles nées de la rencontre entre continents.
- MPEA : https://www.facebook.com/mpea.official/ ↩︎
- Fondation Oriente : https://www.foriente.pt/ ↩︎
- Burghers : Le terme Burghers désigne au Sri Lanka une communauté historiquement métissée, issue des unions entre colons européens (portugais, hollandais, puis britanniques) et populations locales. Majoritairement catholiques, les Burghers ont longtemps joué un rôle actif dans la vie culturelle et administrative du pays. Chez les « Burghers portugais », le créole lusophone a survécu jusqu’au XXe siècle. Aujourd’hui, cette identité est davantage culturelle que linguistique. ↩︎
- Cafres : le terme « Cafres » (ou Kafirs, Kaffirs) désigne en Asie, notamment au Sri Lanka, des communautés d’origine africaine — descendantes d’esclaves, de soldats ou de serviteurs amenés par les Portugais, puis par les Hollandais et Britanniques. Au Sri Lanka, ces groupes sont aussi appelés « Afro-Cinghalais » ↩︎
- Batticaloa Catholic Burgher Union : 31 St Sebastian St, Batticaloa, Sri Lanka ↩︎
- Fundação do Oriente Macau : https://www.foriente.pt/a-fundacao/delegacoes/macau ↩︎
- Instituto Cultural de Macau : https://m.icm.gov.mo/pt/ ↩︎