Le fracas des vagues, le souffle puissant d’un cachalot, le cri des hommes perchés sur les vigies … La mer portugaise a longtemps été le théâtre d’une chasse implacable : la pêche à la baleine. Des Açores à Madère, des eaux profondes de l’Atlantique aux côtes du Sado, le Portugal a participé pendant des siècles à cette épopée périlleuse. Nous vous invitons avec cet article à plonger dans l’histoire fascinante de la chasse à la baleine au Portugal, entre traditions maritimes, drames humains et résilience culturelle.
Aux origines de la chasse à la baleine : les Açores, berceau d’une tradition
Les premières traces documentées de la chasse à la baleine (baleação) au Portugal remontent à 1574. Cette année-là, des pêcheurs de l’île de Santa Maria, aux Açores, découvrent une baleine morte dérivant au large. Munis de moyens rudimentaires, ils découpent l’animal et en extraient l’huile, une ressource rare et précieuse. L’année suivante, une nouvelle baleine est trouvée près de Vila do Porto, exploitée de la même manière. Ces épisodes restent isolés : il ne s’agit pas encore d’une chasse organisée, mais d’opportunités saisies au gré des marées et des carcasses échouées.
L’arrivée des baleiniers américains : une révolution pour les Açores

Le véritable tournant survient au XVIIIe siècle, lorsque des navires baleiniers américains, venus de New Bedford et de Nantucket, jettent l’ancre dans les ports açoriens. Ces marins, aguerris aux grandes campagnes transatlantiques, recrutent des équipages locaux et forment les Açoriens aux techniques modernes de chasse : l’art du harponnage, les manœuvres en haute mer, le repérage des cétacés depuis les vigies. Le vocabulaire même de la baleação s’enrichit d’anglicismes, témoins d’un échange culturel inédit. Les Açores deviennent peu à peu un maillon stratégique dans le vaste réseau mondial de la chasse à la baleine.
La structuration de la chasse : les armações et les compagnies baleinières

Dans les années 1850, la chasse à la baleine aux Açores prend une dimension industrielle. Les premières armações baleeiras – des compagnies locales dédiées à cette activité – voient le jour à São Jorge (Topo, Velas), Faial et São Miguel. Ces entreprises arment des canots légers, appelés botes baleeiros, capables d’affronter l’Atlantique. Chaque embarcation compte au moins sept hommes : le maître d’équipage (mestre), le harponneur (arpoador), le trancador chargé du coup de grâce, les rameurs et les marins. La première capture documentée remonte à 1886, dans le port des Velas à São Jorge. À partir de là, et ce pendant un siècle, la chasse va devenir un pilier économique de l’archipel, rythmant la vie des îles entre mai et septembre, lors des campanhas baleeiras.
Le cachalot, roi des mers et cible des baleiniers
Dans les eaux portugaises, c’est le cachalot qui domine la scène. Ces géants, pouvant atteindre 18 mètres de long et peser jusqu’à 57 tonnes, sont traqués sans relâche. Depuis les vigies postées sur les hauteurs, les « espartos » (jets de vapeur) signalent leur présence. Les hommes s’élancent alors sur des pirogues légères, harpon à la main, dans un ballet risqué entre force brute et précision mortelle.

La capture est une bataille : le cétacé lutte, tire la barque sur des kilomètres, s’épuise, avant que le coup de grâce ne soit donné. La carcasse est ensuite ramenée à terre, où elle est méthodiquement exploitée : l’huile (ou « azeite« ) sert à l’éclairage et à l’industrie, la viande est transformée en farine animale, les os et les dents deviennent des outils ou des objets d’art. Tout est utilisé, rien n’est gaspillé.
Madère et le sado : les dernières vagues de la chasse à la baleine
Madère : l’aventure tardive d’un archipel insulaire
La chasse à la baleine n’a commencé à Madère qu’en 1941, bien après les Açores. Ce sont des marins et des experts venus des Açores qui apportent leur savoir-faire, leurs embarcations et les premières traiols, ces installations rudimentaires destinées à fondre la graisse des cétacés pour en extraire l’huile. Situées sur la côte nord, comme à Porto Moniz, ou au sud à Caniçal, ces stations fonctionnent grâce à des fours à ciel ouvert où l’huile de baleine est produite dans des conditions artisanales et éprouvantes.
Le succès est rapide : Madère devient alors une nouvelle terre de chasse, et l’activité se développe au point d’attirer l’attention du cinéma international. En 1955, certaines scènes de l’adaptation cinématographique de Moby Dick, réalisée par John Huston, sont filmées à Caniçal, avec la participation des pêcheurs locaux. La chasse à la baleine devient un symbole de bravoure, mais cette aventure est de courte durée. Dès les années 1960 et 1970, la raréfaction des cétacés, la montée des mouvements de protection animale et la chute de la demande internationale d’huile de baleine condamnent l’industrie.
En 1981, 40 ans après son commencement, la dernière baleine est tuée à Madère. C’est la fin d’un chapitre de l’histoire de l’archipel. Les vigies s’éteignent, les botes sont laissés à quai, et les anciennes stations de transformation ferment une à une. Aujourd’hui, Madère a tourné la page : ses eaux sont devenues un sanctuaire marin, et le museu da Baleia 1, à Caniçal, conserve la mémoire de cette époque, entre admiration et remords.
Le sado : un rêve éphémère sur la côte continentale
La chasse à la baleine sur le continent portugais, aux portes de Lisbonne, reste un épisode méconnu et bien plus éphémère. C’est dans l’estuaire du Sado, près de Setúbal, que tout commence en 1924, lorsque la Sociedade Portuguesa de Pesca de Cetáceos obtient une concession pour exploiter les cétacés. L’objectif : transformer les baleines en huile et en produits dérivés, dans une région encore marquée par la pêche traditionnelle.
Les débuts sont prometteurs. Des installations sont construites à Tróia, et des campagnes de chasse sont lancées au large des côtes, entre le Cabo da Roca et Sines. Entre 1947 et 1951, près de 600 baleines sont capturées dans ces eaux. Mais les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes : la raréfaction des cétacés, les difficultés logistiques et le manque de rentabilité condamnent rapidement l’entreprise. Les installations ferment, laissant derrière elles des bâtiments désertés et le souvenir d’un rêve industriel brisé. Cet épisode du Sado est aujourd’hui presque oubliée, effacée par le temps. Pourtant, il témoigne des ambitions portugaises de s’inscrire dans la grande aventure de la chasse à la baleine, même sur le continent. Entre espoir économique et désillusion, le Sado rappelle que la mer a longtemps nourri le Portugal, mais qu’elle a aussi imposé ses limites.
De la chasse à l’observation : le renouveau d’une relation avec l’océan

En 1987, après 4 siècles de baleação, le dernier cachalot est chassé aux Açores. C’est la fin d’une ère. Les vigies s’éteignent, les harpons sont rangés. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Dans les années 1990, un autre modèle émerge : celui de l’écotourisme. Les mêmes eaux qui résonnaient autrefois des coups de harpon accueillent désormais des bateaux d’observation. Les ex-baleiniers deviennent guides, et les cétacés, jadis proies, sont devenus des trésors vivants.
Les Açores et Madère sont aujourd’hui des sanctuaires marins où l’on peut observer des baleines, des dauphins, et même des espèces rares. Cette transition, loin d’être anodine, symbolise l’évolution des mentalités : du prélèvement à la préservation, de la chasse à la contemplation.
Impact environnemental et fin d’une époque
Cette chasse, aussi spectaculaire soit-elle, a eu des conséquences dramatiques sur l’environnement. La pression constante exercée sur les populations de cétacés a entraîné une baisse progressive des effectifs. À mesure que les stocks diminuaient, les campagnes devenaient plus longues, les prises plus rares. Dans les années 1970 et 1980, le mouvement mondial pour la protection des cétacés s’intensifie : les campagnes de sensibilisation, les interdictions commerciales et les pressions internationales pèsent lourdement sur le secteur.
En 1987, le harponnage du dernier cachalot au large de Lajes do Pico, aux Açores, est un véritable événement symbolique marquant la fin d’une ère, la fin d’un siècle de chasse intensive. Cette dernière prise sonne le glas d’une tradition séculaire. La chasse à la baleine est dérénavant interdite au Portugal, et les armações ferment leurs portes. Les Açores, autrefois théâtre de drames maritimes, amorcent alors une reconversion vers un modèle plus durable.
Aujourd’hui, les anciennes vigies scrutent toujours l’océan, mais pour guider les bateaux d’observation des cétacés. Les ex-baleiniers deviennent des guides passionnés, racontant aux visiteurs les histoires d’hier et montrant les géants vivants d’aujourd’hui. La baleação est devenue un souvenir, une leçon d’humilité face à l’immensité de l’océan et à la fragilité de la vie marine.
L’héritage d’une chasse : mémoire collective et culture vivante

La chasse à la baleine a marqué l’histoire du Portugal. Elle a laissé des traces dans la langue, les chants, les fêtes, l’artisanat. Dans les musées, comme à Lajes do Pico (Museu dos Baleeiros 2) ou à Caniçal 1, on découvre les maquettes de baleinières, les harpons, les scrimshaws, témoins silencieux d’une époque révolue.
Ce passé est à la fois un héritage et un avertissement. Il rappelle la force brute de l’océan, le courage des hommes, mais aussi la fragilité de la vie marine. En racontant ces histoires, en exposant ces objets, le Portugal perpétue la mémoire d’une époque où l’homme et la mer se défiaient dans un face-à-face inégal. Mais l’empreinte de cette chasse dépasse les musées et est indissociable de l’histoire dsu Portugal : elle se retrouve aussi dans les noms de lieux, de villages et de ports qui rappellent à chaque détour la longue histoire entre les Portugais et les géants des mers. Baleal 4, Atouguia da Baleia, Lajes do Pico, Caniçal… autant de toponymes qui témoignent d’un héritage profond, inscrit dans la géographie du pays.
Période | Événement | Lieu |
---|---|---|
1574 | Première mention de capture de baleine | Santa Maria, Açores |
1850s | Début des armações baleeiras | São Jorge, Faial, São Miguel |
1886 | Première capture documentée aux Velas | São Jorge |
1941 | Première chasse à Madère | Caniçal, Madère |
1981 | Fin de la chasse à Madère | Madère |
1987 | Dernier cachalot chassé aux Açores | Lajes do Pico |
La chasse à la baleine au Portugal est bien plus qu’une simple page d’histoire : elle incarne une époque où l’homme défiait la mer, où chaque prise était une victoire, et chaque retour, une épreuve surmontée. Des Açores à Madère, du Sado à Peniche, cette pratique a façonné des générations de marins, des paysages maritimes, et des noms de lieux. Elle a laissé derrière elle un héritage complexe, fait de courage, d’ingéniosité, mais aussi d’excès et de blessures infligées à l’océan.
À travers les musées, les récits, les toponymes et les mémoires collectives, le Portugal perpétue cette histoire, non pas pour la glorifier, mais pour la comprendre et en tirer des leçons. Aujourd’hui, alors que les cétacés reviennent peupler les eaux portugaises et que l’écotourisme remplace la chasse, cette transformation est un symbole puissant : celui d’une société qui a su évoluer, passer de la conquête à la contemplation, et réapprendre à vivre en harmonie avec la mer.
La mer est toujours là, témoin silencieux des temps passés et des promesses futures. Elle nous rappelle que si l’histoire des hommes est écrite dans le vent et les vagues, elle peut aussi, par la connaissance et la préservation, se transformer en un chant de respect pour la vie. À chacun de ne pas oublier cette leçon, et de la transmettre pour les générations à venir.
Écoutez le Podcast tiré de l’article
- Museu da Baleia de Madère : https://museudabaleia.org/pt/ ↩︎
- Museu dos Baleeiros : https://www.museu-pico.azores.gov.pt/museu/museu-dos-baleeiros/ ↩︎
- Museu da Baleia de Madère : https://museudabaleia.org/pt/ ↩︎
- Le village de Baleal, situé au nord de Peniche, tire son nom de la chasse à la baleine. Autrefois, cette petite île servait de lieu de dépeçage pour les baleines capturées lors de leur migration depuis les mers du Nord. Les pêcheurs du village voisin d’Atouguia da Baleia étaient particulièrement actifs dans cette pratique. ↩︎
Photos originales colorisées par Portugal.fr