Depuis plus de 130 ans, la Ginjinha Sem Rival fait partie du paysage vivant de la Baixa lisboète. Située à deux pas du Rossio, dans la rue des Portas de Santo Antão, cette minuscule boutique où l’on sert le traditionnel “licor de ginja” suscite aujourd’hui légitimement l’inquiétude : son avenir est suspendu à un différend entre son propriétaire et le gestionnaire du commerce. Une situation qui relance la question de la protection du patrimoine commercial historique au Portugal.
Un conflit de propriété au coeur de la Baixa
Tout commence par une lettre. Nuno Gonçalves, actuel gérant de la Ginjinha Sem Rival 1 et arrière-petit-fils du fondateur, reçoit il y a quelques mois une notification : le nouveau propriétaire du bâtiment, où s’est installé un hôtel, refuse de renouveler le bail. Son objectif : récupérer les lieux et prendre lui-même en main l’exploitation du commerce, tout en conservant la vente de ginjinha. Une proposition jugée inacceptable par la famille Gonçalves, qui parle même d’une offre « offensante » à hauteur de 250.000 euros pour 135 ans d’histoire.
La tension monte. Si la date officielle de fin de bail était fixée au 30 juin, le gérant refuse de céder les clés. Il affirme être protégé par le statut « Loja com História » 2, label attribué par la mairie de Lisbonne, qui garantirait une protection légale du bail jusqu’à fin 2027. L’hôtel, de son côté, soutient que ce statut n’est plus valable depuis la signature d’un nouveau contrat en 2014.
Une institution lisboète en pleine tourmente

La Ginjinha Sem Rival n’est pas un commerce comme les autres. Fondée en 1890, elle a vu passer quatre générations derrière son minuscule comptoir de 10 mètres carrés. Des milliers de touristes s’y pressent chaque année pour goûter le fameux digestif à la cerise griotte, servie avec ou sans fruit. Parmi les habitués, les Lisboètes eux-mêmes, attachés à ce repère immuable dans un centre-ville en perpétuel changement.
Ce n’est pas la première fois que la boutique fait face à une menace de fermeture. Dès les années 2000, le risque existait déjà, mais l’absence à l’époque d’un dispositif de protection avait fragilisé sa situation. C’est d’ailleurs pour répondre à de telles alertes qu’a été créé en 2015 le programme municipal « Lojas com História », visant à recenser et protéger les commerces emblématiques de la capitale.
Un soutien populaire et institutionnel croissant
Le bras de fer ne se joue pas uniquement entre le gérant et le propriétaire. Il mobilise également la société civile. L’association Forum Cidadania LX, à l’origine de la création du programme Lojas com História, appelle à une mobilisation samedi 5 juillet devant le magasin pour défendre ce pan de mémoire urbaine. « C’est une tristesse de devoir se battre encore pour sauver ce que tout le monde reconnaît comme un joyau culturel », souligne Paulo Ferrero, l’un de ses représentants.
La mairie de Lisbonne, bien qu’ayant peu de marge de manœuvre dans un conflit entre privés, s’est dite prête à intervenir sur le plan juridique si nécessaire. Le vérédique pourrait donc se jouer au tribunal, dans une affaire dont l’issue créera précédent.
Une réflexion plus large sur le patrimoine commercial
Au-delà de l’affect et de la nostalgie, ce dossier relance un débat plus profond sur la valorisation du patrimoine commercial face à la pression immobilière. Comment concilier activité économique et protection du tissu historique ? Quelle place accorder aux commerces « vivants » dans un centre-ville de plus en plus touristique et financiarisé ?
Le programme Lojas com História, bien qu’ambitieux, montre ici ses limites face à des montages contractuels complexes. C’est tout l’objet d’une future révision du règlement en cours de préparation par la mairie, en collaboration avec d’autres villes portugaises.
Entre tradition, loi et tourisme : un équilibre fragile
La Ginjinha Sem Rival est à l’image de Lisbonne : populaire, fière, mais vulnérable. Son avenir dépendra d’un arbitrage entre droits contractuels, volonté politique et mobilisation citoyenne. Qu’un petit local de 10 mètres carrés puisse cristalliser autant d’enjeux en dit long sur l’âme des villes et sur ce que leurs habitants souhaitent transmettre. Pour beaucoup, la fermeture de ce comptoir ne serait pas un simple changement d’enseigne, mais une perte irréparable de mémoire collective.
En attendant le verdict, la Ginjinha Sem Rival continue de servir ses verres, chaque jour, comme si de rien n’était. Peut-être, justement, parce que tout est en jeu.
- Ginjinha Sem Rival : https://www.facebook.com/GinjaSemRivaleEduardino ↩︎
- Loja com História : https://areadocomerciante.dgae.gov.pt/financiamento/lojas-com-historia-.aspx ↩︎