Dans le nord du Portugal, la ville de Vale de Cambra s’apprête à accueillir un projet culturel et patrimonial inédit : la création du premier Musée national du lait. L’annonce récente du rachat, par la municipalité, de l’ancienne usine laitière Martins & Rebello pour 2,3 millions d’euros a surpris par son ambition, mais aussi par les espoirs qu’elle cristallise. Installée dans la région de São Pedro de Castelões, cette friche industrielle de 17 000 m² pourrait devenir, d’ici 2036, un centre névralgique de mémoire, d’innovation et de formation autour de la filière laitière portugaise. Mais le projet, encore largement à l’état de promesse, soulève aussi des questions de gouvernance, de financement et de vision à long terme.
Une usine historique, un territoire oublié

Construite au début du XXe siècle, l’usine Martins & Rebello a été un des symboles de l’industrialisation agricole du Portugal. Entre 1906 et 1986, elle a contribué à faire de Vale de Cambra un centre de production laitière reconnu, notamment pour l’Edam portugais, un fromage industriel populaire dès les années 1930. Le site appartient aujourd’hui à la société Indulac – Indústrias Lácteas S.A., mais n’est plus en activité depuis 2001. Depuis plus de vingt ans, le bâtiment est laissé à l’abandon, figé dans le temps et rongé par les intempéries. Ce paysage de ruine, paradoxalement, représente aujourd’hui une opportunité stratégique pour une ville en quête de relance économique et culturelle.
Avec l’approbation du conseil municipal (soutenu par la majorité CDS-PP et un élu socialiste), la mairie fait le pari d’un projet de réhabilitation ambitieux. Mais les conditions de l’achat révèlent une pression temporelle non négligeable : le contrat prévoit que la transformation en musée devra être achevée dans un délai de 12 ans, faute de quoi le site reviendrait à Indulac, au prix initial, avec obligation de le reclasser pour un usage résidentiel.
Le coût d’acquisition sera couvert par un prêt bancaire dédié, mais à ce jour, aucun financement n’est encore prévu pour la rénovation ou la muséographie. Ce décalage entre ambition politique et moyens effectifs constitue l’un des premiers angles morts du projet.
Un musée, mais bien plus encore

L’ambition de Vale de Cambra ne se limite pas à la seule muséification. Le projet prévoit la création d’un centre de formation pour lycéens et étudiants postsecondaires, axé sur les sciences de l’alimentation, l’agro-industrie et la biotechnologie. Il comprend également un incubateur d’entreprises, destiné à accompagner des initiatives locales dans l’innovation agroalimentaire ou la valorisation du terroir laitier.
Un projet à visée économique et identitaire
Pour Tiago Fernandes, conseiller municipal socialiste ayant apporté son soutien au projet, l’enjeu dépasse le cadre patrimonial. Il s’agit d’un levier de redéveloppement territorial à l’échelle régionale, articulé autour de l’histoire laitière de Vale de Cambra, tout en s’inscrivant dans les objectifs européens de cohésion et d’innovation rurale. Il souligne aussi la portée symbolique de l’année 2030, qui marquera les 100 ans de la première production industrielle de fromage Edam au Portugal. Une date que le futur musée pourrait mettre à profit pour inaugurer ses activités et renforcer l’attractivité du territoire.
Autre élément non négligeable, le prix de vente aurait été négocié en deçà du marché par les héritiers Rebello, dans ce qui s’apparente à une forme de mécénat passif. Cette dimension, peu médiatisée, témoigne néanmoins d’un intérêt partagé pour la réhabilitation d’un patrimoine commun.
Une initiative sous conditions juridiques strictes
Cependant, tous les élus ne partagent pas cet enthousiasme. Le conseiller social-démocrate Frederico Martins s’est abstenu, dénonçant la clause de rétrocession automatique comme un risque juridique et politique pour la commune. En cas de non-réalisation du projet, la municipalité serait non seulement perdante financièrement, mais contrainte de modifier son plan d’urbanisme pour autoriser des constructions résidentielles sur le site, ce qui irait à l’encontre de la logique patrimoniale défendue jusqu’ici.
L’ensemble du contrat reste de surcroît suspendu à la validation finale par la Cour des comptes portugaise, qui devra se prononcer sur la légalité de l’opération, son impact sur les finances locales et sa compatibilité avec les objectifs de développement territorial inscrits dans les politiques publiques nationales.
Un musée national du lait, entre mémoire et modernité

Le choix de créer un musée national du lait peut paraître atypique dans un pays où le vin, l’huile d’olive ou le poisson dominent l’imaginaire agroalimentaire. Pourtant, la production laitière portugaise a longtemps été l’une des plus modernes et industrialisées de la péninsule, jouant un rôle clef dans l’autosuffisance alimentaire des années 1960 à 1980. En redonnant vie à un ancien haut lieu de cette industrie, Vale de Cambra pourrait s’inscrire dans la dynamique européenne des musées de terroir et d’histoire alimentaire, qui mêlent transmission pédagogique, valorisation des savoir-faire et innovation territoriale.
Reste à savoir si les promesses formulées aujourd’hui survivront à l’épreuve du temps, des élections et des arbitrages budgétaires. Les 12 années à venir seront cruciales : elles devront voir s’élever bien plus qu’un bâtiment restauré, une véritable narration nationale autour de la filière laitière, de ses artisans, de ses crises et de ses mutations.
Une stratégie de rééquilibrage rural plus large ?
Ce projet implanté dans le Nord du Portugal s’inscrit dans un contexte plus large de relocalisation et de rééquilibrage rural au Portugal. Ces dernières années, le gouvernement portugais comme les collectivités territoriales ont multiplié les investissements visant à freiner la désertification de l’intérieur du pays. Le patrimoine industriel devient alors un outil stratégique pour produire du récit collectif, attirer des projets culturels et stimuler de nouvelles formes d’entrepreneuriat durable. Dans ce sens, le futur Musée du lait de Vale de Cambra pourrait bien devenir un laboratoire national d’une politique patrimoniale et agricole repensée.
Mais à l’heure où les projets culturels sont souvent les premières victimes de l’austérité, seul un suivi politique constant, un ancrage communautaire fort et une stratégie de financement pluriannuelle permettront de transformer cette vision en réalité.







