Au Portugal, l’histoire de Faisal Aboobakar dépasse le simple récit d’une ascension personnelle. Elle interroge un pays en mutation, où les enfants d’immigrés, longtemps relégués à la marge, commencent à occuper des places de responsabilité et de visibilité. En 1981, il arrivait de Maputo, à 11 ans, fuyant la guerre civile du Mozambique avec sa famille. 40 ans plus tard, il dirige un établissement public à Palmela, au sud de Lisbonne. Entre ces deux moments, un itinéraire fait de blessures, de travail acharné et de lente intégration, miroir d’une société portugaise encore partagée entre mémoire coloniale et multiculturalisme naissant.
Un pays à double visage
« Preto, vai para a tua terra » 1. L’injonction qu’il entendait enfant, à la sortie de l’école, reste ancrée dans sa mémoire. Dans le Portugal des années 1980, le retour des anciens colons, l’arrivée d’immigrés africains des anciennes colonnies et la transition démocratique s’entrechoquaient. Le pays oscillait entre ouverture et repli, entre le désir d’Europe et le poids du passé colonial. Pour le jeune Faisal, qui avait grandi dans un environnement métissé à Maputo, cette frontière entre “blancs” et “noirs” était une découverte brutale. « Je n’avais jamais pensé à la couleur de ma peau avant de venir ici », confie-t-il aujourd’hui.
Les insultes, la solitude, les humiliations. Puis la résistance. Ce qui aurait pu se transformer en colère durable s’est converti, avec le temps, en discipline et en ambition. « J’ai décidé de leur prouver, non pas avec mes poings, mais avec mes résultats. » Cette phrase résume une forme de revanche silencieuse qui caractérise bien des parcours d’intégration au Portugal : celle d’une génération qui a dû « travailler deux fois plus » pour être vue autrement que par son origine.
Le rôle fondateur de l’école

L’école, paradoxalement, a été à la fois le lieu du rejet et celui de la reconstruction. À Setúbal, c’est d’abord dans la cour de récréation que le jeune Faisal découvre la brutalité du racisme ordinaire. Les insultes venaient d’autres enfants, répétant sans le savoir celles qu’ils entendaient chez eux. Ce racisme de cour d’école, cru et mimétique, allait pourtant façonner sa résistance. Puis, une professeure, Lígia Figueiredo, a bouleversé son destin. « Faisal, se battre n’est pas la solution. Montre-leur que tu peux être le meilleur. » Ces mots, simples mais décisifs, ont marqué un tournant. Dès lors, l’école est devenue un terrain de légitimation, un espace où la réussite académique servait de réponse aux préjugés.
Faisal Aboobakar a tracé son chemin humblement, avançant à travers les aléas de la discrimination sans jamais s’y arrêter. Il est d’abord devenu professeur d’éducation physique, puis, depuis 2021, directeur de l’Agrupamento de Escolas José Saramago à Palmela, et défend aujourd’hui une vision inclusive du système éducatif. Dans un territoire rural où vivent des centaines de travailleurs migrants, il a mis en place des dispositifs linguistiques pour élèves et parents, des cours du soir pour adultes et des programmes d’intégration culturelle. Une pédagogie de la réparation, en somme, tournée vers les autres.
Portugal, entre déni et reconnaissance
Son parcours, s’il est exceptionnel, n’est pas isolé. Depuis une dizaine d’années, le Portugal redécouvre ses propres diversités. La visibilité accrue des Lusophones d’Afrique, les débats sur le racisme structurel et les politiques de citoyenneté postcoloniale montrent qu’une page est en train de s’écrire. Mais cette évolution reste fragile. Les études menées par l’Observatório das Migrações 2 indiquent que les descendants d’immigrés africains connaissent encore un taux de décrochage scolaire deux fois plus élevé que la moyenne nationale.
Le système éducatif devient ainsi un champ de bataille symbolique. D’un côté, il reproduit certaines inégalités héritées de l’histoire ; de l’autre, il constitue l’un des rares lieux où ces inégalités peuvent être corrigées. Aboobakar en est la preuve vivante : sans l’école, dit-il, « je serais resté invisible ». Aujourd’hui, il s’efforce de rendre visibles ceux qui arrivent à leur tour, souvent depuis le Népal, le Bangladesh, le Brésil ou la Guinée-Bissau.
De la réussite individuelle à la responsabilité collective
Le succès personnel de monsieur Aboobakar ne saurait masquer la lenteur du changement social. Il n’est pas un miracle isolé, mais le produit d’un système qui, peu à peu, apprend à s’ouvrir. Dans sa fonction de directeur, il parle de “dette symbolique” : celle qu’il estime devoir à la professeure qui lui a tendu la main, mais aussi à tous ceux qui n’ont pas eu cette chance.
« J’ai une responsabilité morale envers les élèves étrangers. Je veux qu’ils voient dans mon parcours la preuve qu’ils ont leur place ici. » Ce message résonne dans un Portugal où la question de l’appartenance demeure sensible : un pays fier de sa tolérance mais encore marqué par les hiérarchies héritées de son empire.
Cette tension entre ouverture et inertie se retrouve dans la société portugaise contemporaine. Les enfants d’immigrés réussissent dans les universités, dans les entreprises, dans les institutions, mais leur reconnaissance sociale reste incomplète. L’histoire de Faisal Aboobakar rappelle qu’au-delà de la méritocratie, l’inclusion est aussi une affaire de regard collectif : voir l’autre comme un égal, et non comme un invité permanent.
Un miroir pour l’Europe
À travers ce parcours singulier, c’est aussi le visage d’une Europe qui se dessine. Une Europe confrontée à ses contradictions, tiraillée entre la défense des valeurs d’ouverture et la peur de l’altérité. Le Portugal, pays d’émigration devenu pays d’accueil, en offre un microcosme révélateur. L’histoire de Faisal Aboobakar y prend alors une dimension universelle : celle d’un homme qui, en se construisant contre les préjugés, a contribué à faire évoluer la société qui l’avait d’abord rejeté.
Dans les couloirs de son école de Palmela, il croise aujourd’hui des élèves venus de 21 nationalités différentes. Il les salue par leur prénom, dans la langue qu’ils comprennent. Et souvent, avant de repartir, il leur répète ce que sa professeure lui avait dit un jour : « Montre-leur que tu peux être le meilleur. »
40 ans après avoir entendu « rentre chez toi », Faisal Aboobakar n’est pas rentré “chez lui” : il a redéfini ce que “chez soi” veut dire. Pour lui, et pour une génération entière.
- Preto, vai para a tua terra : Rentre chez toi negro ↩︎
- Observatório das Migrações : https://observatorioemigracao.pt/ ↩︎
L’histoire de Faisal Aboobakar publiée en mars 2025 sur publico.pt : https://www.publico.pt/multimedia/interactivo/imigracao-portugal-meu-pais-faisal-aboobakar-mocambique







