À première vue, l’Alentejo semble flotter hors du temps. Cette vaste région du sud du Portugal, bordée par l’Espagne à l’est et baignée de lumière, déroule ses collines ondulantes, ses villages blanchis à la chaux et ses champs infinis piqués d’oliviers. C’est un territoire de silence, de lenteur assumée, et d’un patrimoine insoupçonné. Ici, les siècles se superposent dans une harmonie singulière, du passage des Romains aux cicatrices de l’Inquisition, en passant par les audaces de l’art contemporain.
Capitale discrète de cette région préservée, Évora s’impose comme un bijou d’authenticité. Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1986, elle conserve intacte la mémoire d’un passé riche, entre aqueducs antiques, églises baroques, chapelles tapissées d’ossements et palais aristocratiques ouverts aux vents nouveaux de la création. Moins connue que Porto ou Lisbonne, Évora prépare en silence son heure de gloire : celle de Capitale européenne de la Culture 2027, autour du concept de vagar – cet art de vivre lentement, en harmonie avec le temps, les saisons et les autres.
Évora, une ville en équilibre entre passé et avenir

Depuis Lisbonne, une heure et demie de route suffit pour atteindre Évora. À mesure que l’on quitte la capitale, le paysage s’étire, les bâtisses se raréfient, et la lumière se fait plus dorée. Aux abords de la ville, les murs d’enceinte surgissent, intacts. Certains segments remontent au IIIe siècle, lorsque les Romains faisaient d’Évora une plaque tournante de leur empire. D’autres ont été renforcés au XIVe siècle, témoignant de la richesse stratégique de la cité. Le grand aqueduc que l’on traverse en voiture, modifié au XVIe siècle, rappelle combien l’eau était, ici, une affaire de génie civil.

Épargnée par le tremblement de terre de 1755, qui ravagea Lisbonne, Évora conserve un exceptionnel ensemble architectural du « siècle d’or » portugais. Les façades alternent blanc pur et jaune safran – le premier pour réfléchir la chaleur écrasante de l’été, le second pour éloigner les mauvais esprits. Mais plus qu’une couleur, ce contraste est devenu la signature visuelle de toute la région.

Au cœur de la ville, l’Université fondée par les jésuites au XVIe siècle, fermée pendant deux cents ans, puis rouverte dans les années 1970, est un sanctuaire du savoir et de la mémoire. Les azulejos des salles d’enseignement racontent l’histoire des sciences, de la philosophie et des croyances avec une délicatesse fascinante. On y retrouve Aristote, Archimède, mais aussi la main invisible des Lumières portugaises, à travers des fresques évoquant le magnétisme et la pression atmosphérique.
L’esprit du vagar règne en maître
Dans les ruelles d’Évora, le silence est une composante du paysage. Il s’insinue entre les pierres, enveloppe les places, et se suspend dans l’ombre fraîche des patios. Ce silence, que les habitants nomment vagar, n’est pas un vide : il est une respiration. Il invite à ralentir, à observer, à savourer chaque instant. C’est peut-être là le secret de l’Alentejo : un refus obstiné de se laisser bousculer par l’urgence du monde.
Il est une respiration. Il invite à ralentir, à observer, à savourer chaque instant.
Évora témoin de l’histoire

La place Giraldo, aujourd’hui paisible, fut longtemps le théâtre d’exécutions publiques durant les heures sombres de l’Inquisition. Une simple plaque en pierre rappelle les supplices infligés à ceux qui refusaient la conversion. Non loin, la cathédrale médiévale domine les toits d’Évora. Rare en son genre, elle abrite une représentation de la Vierge enceinte – une iconographie presque absente ailleurs en Europe. Depuis sa terrasse, le panorama s’ouvre sur la mer verte des plaines alentejanes.

Plus troublante encore, la chapelle des os de l’église São Francisco. Sur le linteau, une phrase : “Nous, les os qui sommes ici, attendons les vôtres”. À l’intérieur, des milliers de crânes et de tibias recouvrent les murs. Témoignage brut d’un XVIIe siècle marqué par les épidémies, cette chapelle est aussi une méditation saisissante sur la fragilité de la vie. Étrangement, elle ne provoque ni malaise ni effroi. Elle rappelle simplement que tout passe, sauf la pierre.

Un peu plus loin, les colonnes du temple romain – unique vestige du genre au Portugal – semblent flotter entre ciel et sol. Ironie de l’histoire : pendant des siècles, une boucherie s’y était installée. Aujourd’hui, le site est réhabilité, entouré de musées et de jardins paisibles. Le passé, ici, n’est jamais figé : il vit, il palpite sous les pas.
Un art de vivre entre héritage et création
Au sein du Palácio Duques de Cadaval, les siècles se croisent dans un tourbillon maîtrisé. Le bâtiment, toujours habité, abrite une impressionnante collection d’art africain, de portraits de famille et d’installations contemporaines. Dans les salons, on croise des œuvres de Joana Vasconcelos, figure majeure de l’art portugais, connue pour ses installations monumentales. Elle sera d’ailleurs l’invitée d’honneur de la programmation culturelle de 2027.

L’ensemble témoigne de cette capacité unique de l’Alentejo à embrasser l’avenir sans renier ses racines. La région est fertile en contrastes : l’art y dialogue avec le sacré, la vigne avec la pierre, l’innovation avec la lenteur. Et c’est dans cette tension féconde que réside son charme profond.
Ce paysage, fait d’ocre et de ciel bleu, offre aussi l’occasion de rencontres intimes, de repas partagés sous les tonnelles, de silences peuplés d’hirondelles. Car l’Alentejo se vit autant qu’il se visite. Et pour prolonger cette expérience, rien de tel que de découvrir ses tables les plus authentiques et ses vins les plus généreux.
Nos bonnes adresses en Alentejo
De retour au centre d’Évora, les ruelles se réchauffent doucement sous la lumière dorée de la fin d’après-midi. Les ombres s’allongent sur les pierres polies par les siècles, les volets claquent doucement, et l’air se charge d’odeurs familières – pain grillé, viande en train de mijoter, huile d’olive qui frémit dans une poêle en fonte. Car ici, la culture s’invite aussi à table, et chaque repas devient un prolongement du voyage.
Entre traditions ancestrales et nouvelles inspirations, l’Alentejo cultive une gastronomie généreuse, enracinée dans les saisons, les produits locaux et les gestes simples. Des tavernes discrètes aux caves audacieuses, en passant par les grandes maisons tenues par des chefs passionnés, on y goûte la mémoire d’un peuple autant que le renouveau d’un terroir. Quant aux vins, ils racontent la terre avec une sincérité rare, qu’ils soient élevés en barriques ou nés dans le silence des amphores.
Voici quelques lieux choisis, parmi ceux qui font battre le cœur du sud portugais. Des adresses où l’on ne se contente pas de manger ou de boire, mais où l’on prend part, le temps d’un plat ou d’un verre, à cette grande conversation entre nature, histoire et émotion.
Gastronomie : quand la mémoire se mange
On dit souvent que l’Alentejo se savoure autant qu’il se contemple. Dans les cuisines comme dans les paysages, c’est le temps qui façonne les choses. L’assiette ici ne se presse jamais. Elle mijote. Elle s’imprègne d’histoire, de gestes transmis, de pain rassis transformé en trésor culinaire. La gastronomie de la région est une leçon de simplicité et d’intensité. Des plats robustes, où chaque bouchée raconte un lien à la terre, au feu, aux racines.
Dom Joaquim

Au cœur d’Évora, le Dom Joaquim propose une version raffinée de cette cuisine paysanne. Le célèbre porco preto (porc noir ibérique) y est à l’honneur, notamment sous forme de joues fondantes. Le poulet à la sauce au sang, étonnamment subtil, rend hommage à une tradition ancienne, remise au goût du jour. Le service est attentif, l’ambiance feutrée, et les murs décorés de scènes rurales confèrent au lieu une atmosphère familière.
Adresse : Rua dos Penedos 6, 7000-133 Évora 1
Café Alentejo

Non loin, le Café Alentejo accueille ses visiteurs dans un décor préservé, à l’ombre des siècles. Ici, le pain tient lieu de mémoire : les migas, préparées avec du pain rassis, de l’huile d’olive et des herbes, accompagnent des côtes de porc à l’orange ou des asperges sauvages. Rita Simão, cheffe inspirée, réinvente la queue de bœuf avec lenteur et audace, mijotée longuement dans un vin rouge puissant. Une adresse pour ceux qui aiment les plats qui parlent doucement, mais longtemps.
Adresse : Rua do Raimundo 5, 7000-661 Évora 2
Cavalariça

Enfin, dans un ancien bâtiment du Palácio Duques, le Cavalariça réinvente la cuisine portugaise avec modernité. On y goûte un lapin mariné en escabèche présenté façon taco, ou encore une perdrix rôtie aux girolles, servie avec un riz infusé de foie gras. C’est une table qui ose sans trahir, respectueuse du terroir mais tournée vers l’avenir. Une parfaite métaphore du renouveau de l’Alentejo.
Adresse : Palácio dos Duques de Cadaval, Rua Augusto Filipe Simões, 7000-845 Évora 3
Vins : l’âme de l’Alentejo en amphore ou en bouteille
Les paysages ondoyants de l’Alentejo ne seraient pas les mêmes sans leurs vignes à perte de vue. Depuis l’époque romaine, le vin est ici une affaire sérieuse. Suspendue durant la domination maure, la viticulture a été réintroduite au Moyen Âge, souvent par les ordres religieux. Aujourd’hui, les caves de la région rivalisent d’excellence et d’authenticité. Qu’il soit élevé en fût de chêne ou en amphore d’argile, le vin alentejan est l’expression d’un sol chaud, d’un climat exigeant, et d’un savoir-faire ancestral.
Adega da Cartuxa

À quelques minutes du centre d’Évora, l’Adega da Cartuxa 4 incarne cette tradition avec majesté. Installée dans un ancien monastère, elle appartient à la fondation Eugénio de Almeida, créée en 1963 par un mécène sans héritier. Si le mythique Pêra Manca n’est pas inclus dans les dégustations, il peut être acquis sur place… pour les plus curieux – et les plus patients. Cartuxa est une maison où chaque détail est pensé, chaque vin raconté, dans le respect de la lenteur et du lieu.
Fitapreta Vinhos

Plus audacieuse, la cave Fitapreta Vinhos 5, fondée par António Maçanita, réinvente l’histoire viticole en la plongeant dans le XXIe siècle. Dans un ancien monastère restauré, le vigneron relance des cépages oubliés, laisse ses vins s’oxyder naturellement, et travaille sans sulfites. Le résultat est brut, sincère, vibrant. Son engagement l’a propulsé parmi les grands noms du vin portugais contemporain, sans jamais trahir les racines profondes de la région.
Vila de Frades

Enfin, à Vila de Frades, minuscule village surnommé la « capitale du vin de talha« , la jeune Teresa Caeiro perpétue une méthode vieille de 2000 ans : la vinification en amphore. Ses vins, produits en toute petite quantité, sont fermentés avec peau, pépins et levures naturelles, dans des jarres en argile non émaillées. Le goût est intense, terreux, d’une puissance presque rituelle. Plus qu’une boisson, c’est une expérience, une plongée dans le vin tel qu’il existait à l’aube de notre civilisation.
L’Alentejo est une terre que l’on habite
L’Alentejo n’est pas une région que l’on visite : c’est une terre que l’on habite, ne serait-ce que pour quelques jours. Elle s’infiltre doucement, par ses odeurs de thym et d’olive, par le croquant du pain chaud ou la douceur d’un vin ambré. À travers Évora, ses ruelles, ses fresques, ses tables, c’est tout un art de vivre qui se dévoile. Un art du silence, du détail, du lien entre les générations. Alors que l’Europe cherche des récits nouveaux, c’est ici, dans ce Portugal intérieur, que l’un des plus beaux se murmure encore – à qui sait l’écouter.
- Dom Joaquim : https://restaurantedomjoaquim.pt/ ↩︎
- Café Alentejo : https://restaurantecafealentejo.com/ ↩︎
- Cavalariça : https://www.cavalarica.com/ ↩︎
- Adega da Cartuxa : https://www.cartuxa.pt/en/vineyard/ ↩︎
- Fitapreta Vinhos : https://www.antoniomacanita.com/pt/adegas/fitapreta ↩︎