Lisbonne possède une histoire aussi complexe que fascinante. Sa toponymie, loin d’être figée, est le fruit d’un long processus d’évolution linguistique, géographique et culturelle. Depuis les légendes de la Grèce antique jusqu’aux grandes dynasties islamiques et chrétiennes, le nom de la ville a connu de multiples métamorphoses. Derrière chaque transformation se cache un pan oublié de l’histoire européenne. Plongeons dans le passé lointain de cette métropole occidentale pour dévoiler les mystères de son nom.
Alis Ubo : des premières traces des phéniciens à Ulysse

Bien avant les Romains, la région aujourd’hui occupée par Lisbonne accueillait déjà une activité humaine florissante. Vers 1200 av. J.-C., les Phéniciens, peuple de navigateurs et de commerçants issus du Levant, y établissent un port d’escale stratégique. Ils auraient nommé ce lieu Alis Ubo, que l’on interprète souvent comme « port sûr » ou « baie accueillante ». Cette hypothèse est appuyée par des trouvailles archéologiques sur la colline du château, confirmant l’importance commerciale de la zone.
Mais au-delà des faits, une légende poétique persiste : celle d’Ulysse (Odisseu en portugais), le héros grec de l’Odyssée, qui aurait fondé la ville lors de son long périple vers Ithaque. Les Grecs, fascinés par les sept collines dominant le fleuve, auraient baptisé la cité Olissipo, en référence à leur héros mythique. Une origine romantique, bien que difficile à prouver, mais toujours vivace dans la mémoire populaire lisboète.
Cette double origine — à la fois commerciale et légendaire — façonne dès l’Antiquité l’identité d’une ville à la croisée des mondes, entre Méditerranée et Atlantique, entre mythe et réalité tangible. Les influences grecques et phéniciennes se sont ainsi entremêlées dès les premiers siècles, laissant place à une appellation fondatrice qui marquera durablement le territoire : Olissipo.
Une cité romaine appelée Olissipo

Lorsque les Romains prennent possession de la ville aux alentours de 195 av. J.-C., ils intègrent Olissipo à leur vaste empire. Sous le règne d’Auguste, elle devient municipium Felicitas Iulia Olisipo 1, un statut prestigieux qui lui permet de conserver ses coutumes locales tout en bénéficiant de la citoyenneté romaine.
Un carrefour stratégique dans la province de Lusitanie
Rattachée à la province de Lusitanie, dont Mérida (Emérita Augusta) était la capitale, Olissipo se développe autour du commerce maritime et de l’architecture impériale. Le Théâtre Romain, encore visible aujourd’hui, témoigne de cette prospérité. La ville rayonne par sa culture, ses temples et ses pratiques politiques locales, telles que le sénat municipal et les magistrats.
La fin de l’époque romaine marque également la montée du christianisme. Olissipo devient un centre actif de la foi naissante, avec les figures de Veríssimo, Máxima et Júlia, martyrs chrétiens emblématiques du IVe siècle. Le nom reste, mais la cité évolue : plus urbaine, plus religieuse, et davantage ancrée dans la culture latine de l’Empire.
Des traces encore visibles dans le cœur de Lisbonne
Des fouilles sous la cathédrale Sé Patriarcal ou à la Casa dos Bicos révèlent encore aujourd’hui les vestiges de cette époque florissante. Le toponyme Olissipo devient le socle de toutes les futures variantes linguistiques du nom de Lisbonne. À ce stade, la ville est une référence régionale, un point de convergence entre l’Europe et le monde méditerranéen.
La consonance « -ippo », d’origine orientale, perdure dans les manuscrits latins et arabes, signe de la profondeur historique du nom. Elle deviendra plus tard le terrain d’évolution des transformations médiévales.
De Ulishbona à al-Ushbûna : les noms au fil des invasions

À partir du Ve siècle, les invasions barbares 2 bouleversent le visage de la ville. Les Visigoths s’y installent et la renomment Ulishbona. Ce nom trahit la volonté d’adapter le terme latin Olissipo aux phonétiques germaniques, tout en conservant sa base sonore originelle. La ville, bien que moins dynamique que sous Rome, reste habitée et stratégiquement localisée.
L’influence durable de l’occupation musulmane
En 714, les troupes musulmanes s’emparent de la ville et la renomment al-Ushbûna. Cette adaptation arabe va perdurer durant plus de quatre siècles, période durant laquelle Lisbonne devient une médina fortifiée animée par les échanges commerciaux et les traditions orientales.
Les murailles — dont subsistent des portions visibles près du Chafariz d’El-Rei 3 — témoignent de cette époque. Les noms des portes, comme la Porta do Mar ou la Porta do Sol, évoquent encore aujourd’hui les usages quotidiens d’une ville ouverte sur le fleuve et connectée au monde islamique.
Cette domination linguistique se manifeste aussi dans les habitudes, l’urbanisme, et les usages toponymiques. Pourtant, les tentatives de reconquête chrétienne se multiplient dès le IXe siècle.
Une évolution lente vers le nom actuel
Le nom évolue progressivement. Après la conquête par Afonso Henriques en 1147, les formes Ulixbona, puis Lixbona, apparaissent dans les chroniques médiévales. Ces variantes intermédiaires traduisent une lente transition de l’arabe vers le portugais médiéval, illustrant le chevauchement des influences culturelles.
Finalement, à partir du XIIIe siècle, le nom Lisboa s’impose, fruit d’un long cheminement linguistique enraciné dans plusieurs civilisations majeures.
Une ville, mille visages linguistiques
Le nom Lisbonne est donc le produit d’une stratification historique unique. Il résulte d’une accumulation de couches culturelles : phénicienne, grecque, romaine, wisigothique, musulmane et enfin portugaise. Chacune a apporté sa prononciation, son alphabet, sa vision du territoire.

Voici une synthèse des différentes appellations ayant marqué l’histoire de la capitale :
- Alis Ubo (phénicien) : le port sûr
- Olissipo (grec et romain) : cité d’Ulysse
- Ulishbona (wisigoth) : adaptation post-romaine
- Al-Ushbûna (arabe) : médina islamique
- Ulixbona, Lixbona : formes médiévales
- Lisboa : nom officiel moderne
Lisbonne : bien plus qu’un nom, un héritage vivant
Ce que révèle l’histoire du nom Lisbonne, c’est l’extraordinaire continuité urbaine d’une ville restée habitée et influente depuis plus de 3000 ans. Chaque syllabe porte l’empreinte d’une époque, chaque transformation linguistique reflète une conquête, un échange ou une renaissance.
Un miroir de l’histoire de l’Europe occidentale
Lisbonne, la plus ancienne ville d’Europe de l’Ouest encore habitée, est un véritable miroir de la Méditerranée et de l’Atlantique. Elle a survécu aux guerres, aux séismes, aux révolutions et à l’oubli. Son nom, hérité de multiples civilisations, incarne à lui seul la richesse et la résilience de l’histoire européenne.
Les noms de Lisbonne à travers les âges
Époque | Nom | Origine | Signification |
---|---|---|---|
1200 av. J.-C. | Alis Ubo | Phénicienne | Port sûr |
VIIIe s. av. J.-C. | Olissipo | Grecque | Cité d’Ulysse |
195 av. J.-C. | Felicitas Iulia Olisipo | Romaine | Ville municipale romaine |
Ve siècle | Ulishbona | Wisigothique | Évolution du nom romain |
714–1147 | Al-Ushbûna | Arabe | Toponyme islamisé |
Moyen Âge | Ulixbona / Lixbona | Portugaise médiévale | Transition linguistique |
1255 à aujourd’hui | Lisboa | Portugaise moderne | Nom officiel actuel |
Lisbonne est ainsi bien plus qu’une capitale : c’est un nom qui raconte des millénaires d’humanité, de migrations, d’échanges et de métamorphoses.
- Municipium Felicitas Iulia Olisipo : La ville municipale d’Olisipo, sous la protection heureuse de la dynastie julienne ↩︎
- Le terme « invasions barbares » est issu des sources romaines et reflète leur vision du monde ; il est aujourd’hui utilisé avec prudence pour désigner les migrations de peuples non-romains au tournant de l’Antiquité et du Moyen Âge. ↩︎
- Chafariz d’El-Rei : Fontaine du roi – Rua do Cais de Santarém, 1100-104 Lisbonne ↩︎