Le Portugal s’interroge sur la santé mentale de sa population alors que les chiffres dévoilés lors de la Journée mondiale de la santé 2024 révèlent une réalité préoccupante : près d’un tiers des adultes portugais présentent des symptômes d’anxiété généralisée. Ce trouble, souvent invisible, pèse lourd sur les individus comme sur la société, et les dernières données de l’Institut National de Statistique (INE) mettent en lumière des disparités sociales, économiques et de genre particulièrement marquées.
Alors que l’espérance de vie s’allonge et que les services hospitaliers se relèvent lentement du choc pandémique, c’est bien la santé mentale qui, aujourd’hui, inquiète les observateurs. À travers les résultats de l’enquête ICOR 2024, c’est tout un pays qui semble sous tension psychologique.
Une population sous pression : 32 % des Portugais concernés
Selon l’enquête « Condições de Vida e Rendimento » (ICOR – Conditions de vie et revenus), 32 % des Portugais de 16 ans ou plus présentaient en 2024 des symptômes d’anxiété généralisée. Ce chiffre inclut des troubles d’intensité variable, du stress diffus à des manifestations plus graves. Ainsi, 10 % de la population a déclaré souffrir de symptômes sévères, comme des attaques de panique, palpitations, ou crises d’angoisse aiguës.
Ces données sont issues du modèle GAD-2 (Generalized Anxiety Disorder 2-item), une méthode reconnue internationalement qui permet de mesurer la fréquence et la gravité des symptômes anxieux. L’analyse fait apparaître une tension persistante au sein de la société portugaise, dans un contexte marqué par des incertitudes économiques, une crise du logement, et les séquelles psychologiques de la pandémie.
Si la prévalence globale reste stable par rapport à 2023, certains segments de la population voient leur situation légèrement s’améliorer. Une baisse est ainsi observée chez les hommes et les personnes âgées de 65 ans ou plus. Mais la tendance de fond demeure alarmante.
Le phénomène n’est pas homogène : les inégalités sont flagrantes et multidimensionnelles, mettant en lumière les failles de l’accompagnement psychologique et les obstacles sociaux à la prise en charge.
Des écarts majeurs entre femmes et hommes
Le genre est un facteur déterminant dans l’exposition à l’anxiété. En 2024, 38,2 % des femmes portugaises déclaraient des symptômes d’anxiété généralisée, contre 24,7 % des hommes. Une différence déjà significative, qui s’accentue encore lorsqu’on regarde les formes les plus sévères : 14,1 % des femmes souffrent de troubles anxieux aigus, contre seulement 6,2 % des hommes.
38,2 % des femmes portugaises déclaraient des symptômes d’anxiété généralisée, contre 24,7 % des hommes
Des inégalités éducatives et économiques frappantes
L’éducation joue un rôle protecteur face à l’anxiété. Les personnes ayant poursuivi leurs études jusqu’au niveau supérieur sont nettement moins touchées (26,5 %) que celles n’ayant qu’un niveau primaire (35,7 %) ou aucune formation (50,2 %). Le mal-être semble ainsi s’ancrer dans les parcours marqués par la précarité ou l’exclusion scolaire.
Le statut professionnel influence également les niveaux d’anxiété. Les actifs occupés présentent un taux d’anxiété de 28,4 %, contre 41,9 % chez les chômeurs. Cette donnée est particulièrement révélatrice des effets du chômage sur la santé psychologique. Les personnes “inactives” mais non retraitées (jeunes sans emploi, aidants, etc.) présentent elles aussi des niveaux d’anxiété très élevés (40,8 %).
Les plus de 65 ans pas épargnés
Si les jeunes adultes et la population active sont fortement impactés, les personnes âgées ne sont pas épargnées. En 2024, l’indicateur global d’anxiété généralisée progresse de 4,3 points parmi les plus de 65 ans, et de 3,9 points pour les symptômes les plus graves. Cette tendance alerte les spécialistes sur une population longtemps jugée plus résiliente, mais désormais fragilisée par la solitude, les maladies chroniques, et une couverture de soins parfois inadaptée.
Le vieillissement de la population portugaise risque d’amplifier ce phénomène
Le vieillissement de la population portugaise risque d’amplifier ce phénomène si aucune politique ciblée de prévention et de soutien psychologique n’est mise en place. D’autant que les seniors, plus discrets sur leurs souffrances mentales, consultent moins fréquemment des spécialistes.
En parallèle, les aidants familiaux – souvent âgés eux-mêmes – représentent une catégorie oubliée dans les statistiques, mais lourdement exposée à la détresse psychologique.
Un contraste avec la satisfaction de vie en hausse
Paradoxalement, l’INE 1 observe une amélioration du niveau de satisfaction générale. Sur une échelle de 0 à 10, les Portugais interrogés attribuent en moyenne un score de 7,3 à leur satisfaction de vie en 2024, contre 7,1 l’année précédente.
Un bien-être perçu, mais des tensions réelles
Les hommes (7,4) et les personnes de moins de 65 ans (7,4 également) se montrent plus satisfaits que les femmes (7,2) ou les personnes âgées (6,9). Les plus diplômés et les actifs sont aussi les plus positifs. Ce contraste apparent entre satisfaction de vie et anxiété invite à s’interroger sur la manière dont les individus évaluent leur quotidien : un climat globalement « vivable », mais entaché de souffrances silencieuses.
Les experts en santé mentale rappellent que le score de satisfaction de vie ne reflète pas nécessairement l’absence de troubles psychiques. Il peut exister un écart important entre l’image que les personnes veulent projeter, leur capacité de résilience, et la réalité de leur santé mentale.
Une situation sanitaire plus large à considérer
Indicateur | Valeur 2024 (ou 2023) | Commentaires |
---|---|---|
Population avec limitations dues à la santé | 28,7 % | Proche des niveaux de handicap fonctionnel |
Espérance de vie en bonne santé à 65 ans | 8,6 ans (H) / 7,3 ans (F) | En dessous de la moyenne européenne |
Médecins en exercice | 62 132 (+2,9 %) | 8,2 médecins / 1 000 hab. à Lisbonne |
Infirmiers | 83 538 (+2,1 %) | 10 infirmiers / 1 000 hab. aux Açores |
Consultations médicales en hôpital | Records depuis 1999 | Rattrapage post-Covid en cours |
Urgences et hospitalisations | Encore en baisse vs 2019 | Pas encore revenu au niveau pré-pandémie |
Une urgence de santé publique sous-estimée
Le constat dressé par l’INE à l’occasion du 7 avril 2025 est sans appel : l’anxiété touche toutes les couches de la population, mais de manière profondément inégale. Ce fléau invisible continue de se développer dans l’ombre, porté par la précarité, l’isolement, l’âge ou le manque d’accès aux soins.
Face à ces chiffres, les professionnels de la santé mentale demandent un véritable virage politique. Renforcement du dépistage, campagnes de sensibilisation, recrutement de psychologues dans le système public, ou encore soutien spécifique aux femmes et aux seniors : les pistes sont nombreuses mais restent trop peu explorées.
La santé mentale ne peut plus être reléguée au second plan. Elle est au cœur des enjeux de santé publique du XXIe siècle. Et le Portugal, comme bien d’autres pays européens, devra s’y attaquer avec la même urgence que les maladies physiques ou les crises épidémiques.