José Sócrates face à la justice après 10 ans de scandale

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10 ans, 7 mois et 12 jours après le déclenchement de l’« opération Marquês », l’ancien Premier ministre portugais José Sócrates s’est présenté pour la première fois devant ses juges. Une séquence inédite dans l’histoire démocratique du Portugal, tant par sa dimension judiciaire que politique. Le procès s’est ouvert dans la salle d’audience du tribunal de Monsanto, à Lisbonne, sous haute attention médiatique. À 67 ans, l’ex-dirigeant socialiste est devenu le symbole d’un système à la fois soupçonné de complaisance et miné par sa lenteur.

Le procès du siècle ? La formule, exagérée peut-être, s’est pourtant imposée dans la presse portugaise. Car au-delà du cas Sócrates, c’est la solidité de l’appareil judiciaire, la transparence des institutions, et la mémoire politique d’un pays marqué par la crise et l’austérité, qui se retrouvent exposées à la lumière crue d’une salle d’audience.

Une arrestation spectaculaire, une enquête tentaculaire

Le 21 novembre 2014, José Sócrates est arrêté à sa descente d’un avion en provenance de Paris. L’image, captée à l’aéroport de Lisbonne, fait l’effet d’un choc national. Pour la première fois, un ancien chef du gouvernement est incarcéré au Portugal. Il passe neuf mois en détention préventive, avant d’être placé en résidence surveillée, puis libéré en 2015. L’accusation est lourde : corruption passive, blanchiment de capitaux, fraude fiscale aggravée.

À l’époque, Sócrates vient de passer deux ans à Paris, officiellement pour y suivre des cours de philosophie à Sciences Po. Il y vit dans un appartement évalué à trois millions d’euros, payé selon lui par un « ami ». L’enquête, longue de quatre années, s’intéresse à l’origine des fonds utilisés pour ce train de vie largement supérieur à ses revenus officiels de Premier ministre (environ 5 000 euros mensuels).

Le dossier, fort de quelque 4 000 pages, implique également d’anciens dirigeants de Banco Espírito Santo et de Portugal Telecom. Un triangle politico-économique qui dessine les contours d’un système de faveurs et de rétrocommissions présumé. En tout, 22 accusés doivent répondre devant la justice, dans ce que les magistrats eux-mêmes qualifient de procédure « historiquement complexe ».

Chronologie de l’affaire Marquês

  • 2005-2011 : José Sócrates dirige le gouvernement portugais.
  • 2011 : Démission après l’échec d’un plan d’austérité rejeté par le Parlement.
  • 2012 : Installation à Paris. Début des soupçons autour de son financement.
  • 2014 : Arrestation à Lisbonne. Incarcération puis assignation à résidence.
  • 2017 : Inculpé pour 31 infractions présumées. L’affaire est rendue publique.
  • 2021 : Le juge Ivo Rosa classe la majorité des charges. L’État fait appel.
  • 2025 : Réouverture du procès avec 22 chefs d’accusation.

Une justice sous tension, entre lenteur et revirements

En 2021, un tournant survient : le juge Ivo Rosa, chargé de l’instruction, rejette la majorité des accusations portées contre Sócrates, estimant qu’elles ne sont ni fondées, ni suffisamment étayées. Il conclut également que certains faits sont prescrits. Mais en 2023, un recours du parquet aboutit : le tribunal revient sur cette décision, et maintient 22 chefs d’accusation.

Le procès s’ouvre donc en 2025, quatre ans après un premier abandon des poursuites. Un retour en arrière que Sócrates n’a pas manqué de dénoncer publiquement : « 4 ans plus tard, l’État m’oblige à revenir pour répondre exactement aux mêmes accusations », a-t-il déclaré aux journalistes, en dénonçant une manipulation du calendrier judiciaire. Son avocat, João Araújo, parle d’un dossier « vide », d’un « théâtre de 4000 pages » destiné à « faire croire qu’il y a matière à juger ».

Le début de l’audience est marqué par de nouvelles requêtes de la défense, réclamant la suspension du procès et le remplacement du juge. Les demandes sont rejetées. Un scénario à la fois kafkaïen et emblématique de la lenteur chronique du système judiciaire portugais, où procédures, recours et délais participent souvent à la dilution des responsabilités.

Le miroir d’une démocratie fragilisée

Le cas José Sócrates dépasse largement la question d’une culpabilité individuelle. Il interroge, de manière frontale, le rapport des institutions portugaises à l’État de droit. La lenteur de la justice, l’empilement des délais et des recours, les soupçons d’instrumentalisation politique, tout cela contribue à fragiliser la confiance citoyenne. Comme le souligne le quotidien Público, « si Sócrates est reconnu coupable, on se demandera pourquoi seulement maintenant. S’il est acquitté, on se demandera ce qu’il faut penser du travail mené pendant dix ans. Personne n’est gagnant. »

Dans l’éditorial du Jornal i, un constat plus brutal encore : « Cette affaire restera comme une blessure ouverte. Elle aura affaibli l’idée même de justice, en exposant ses retards, ses divisions, ses limites. » Un sentiment d’usure collective, qui dépasse les cercles politiques et judiciaires.

La défense de Sócrates : un procès politique ?

Depuis le début, José Sócrates martèle la même ligne : il n’a jamais touché d’argent illégal, il ne possède aucun compte à l’étranger, et cette affaire n’est rien d’autre qu’un « complot politique ». Dans une tribune publiée en 2024 dans Diário de Notícias, il accuse l’appareil judiciaire de l’avoir volontairement empêché de se présenter à l’élection présidentielle de 2016 et d’avoir cherché à neutraliser le Parti socialiste dans la perspective des législatives de 2015.

Cette rhétorique du « coup d’État judiciaire » est aujourd’hui amplifiée par ses soutiens. Pour eux, la lenteur du procès est le signe d’une machine judiciaire incapable de trancher sereinement. Pour ses détracteurs, c’est le signe que la justice fonctionne trop lentement, peut-être, mais avec obstination.

Un procès à l’image du Portugal contemporain

À travers les débats de ce procès, c’est toute une époque qui ressurgit : celle des plans de sauvetage, des privatisations sous influence, des grandes manœuvres entre élites économiques et pouvoir politique. L’affaire Sócrates dit beaucoup du Portugal des années 2000, entre ambitions européennes, dérives d’État et faillite morale d’une classe dirigeante. Elle éclaire aussi les failles actuelles d’un pays confronté à une exigence croissante de transparence, mais encore marqué par une culture de l’impunité.

Pour les citoyens portugais, cette décennie d’attente et de doutes reste difficile à accepter. Le discrédit est profond. Et quelle que soit l’issue judiciaire, le mal est fait. Le procès du siècle a commencé. Mais le verdict, lui, pourrait bien laisser un goût amer, quelle qu’en soit la teneur.

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