Près de 90 citoyens portugais ont récemment reçu une lettre d’expulsion du Luxembourg. En cause : leur dépendance au Revenu d’inclusion sociale (Revis), qui les aurait rendus, selon les autorités, « économiquement inactifs » et donc considérés comme une « charge déraisonnable » pour l’État. Une mesure légale mais controversée, qui soulève de nombreuses questions sur l’équilibre entre solidarité sociale, droit européen à la libre circulation, et souveraineté nationale.
Une mesure ciblée et critiquée
Selon l’ASTI 1 (Association de soutien aux travailleurs immigrés), les citoyens portugais sont les plus touchés par cette vague d’éloignements administratifs : 89 cas sur les 323 ordres d’expulsion adressés à des citoyens de l’UE. La justification invoquée : le recours prolongé au Revis 2 au cours des 3 dernières années, une aide sociale de dernier recours, aurait généré un coût public “déraisonnable”. Dans certains cas, ce montant est explicitement mentionné dans la lettre : plus de 20.000 euros distribués entre 2021 et 2024.
Pour Sérgio Ferreira, directeur politique de l’ASTI, cette mesure est aussi brutale qu’opaque. « Il n’a jamais été précisé sur quelle durée la décision d’expulsion est fondée, ni selon quels seuils financiers elle est prise », dénonce-t-il. Le manque de transparence des autorités luxembourgeoises est d’autant plus problématique que ces décisions concernent des ressortissants européens résidant légalement au Luxembourg depuis parfois plusieurs années.
Une interprétation stricte de la directive européenne

Le ministère de l’Intérieur luxembourgeois s’appuie sur la directive européenne relative à la libre circulation des citoyens de l’Union, transposée dans la législation nationale. Celle-ci autorise un État membre à expulser un ressortissant européen s’il devient, de manière prolongée et sans perspective d’intégration, une charge pour le système social local.
Le ministère précise néanmoins que « le simple fait de recevoir une aide sociale ne constitue pas en soi un motif d’expulsion ». La décision dépendrait d’un faisceau d’indices : durée du séjour, montant cumulé du Revis, absence d’activité professionnelle, etc. Mais là encore, l’absence de critères clairs rend l’application difficilement contestable, selon les associations.
30 jours pour partir… et peu de recours
Les personnes visées disposent de 30 jours pour quitter le pays par leurs propres moyens. Aucune mesure d’expulsion forcée n’est appliquée, mais aucun contrôle n’est effectué non plus. En l’absence de logement ou de contrat de travail, beaucoup choisissent de partir discrètement… ou de rester de manière irrégulière.
« Certains partent s’installer dans les pays frontaliers (France, Belgique), d’autres vivent chez des proches ou travaillent au noir au Luxembourg », rapporte l’ASTI. Le flou juridique entourant la directive permet en effet aux expulsés de continuer à circuler librement dans l’espace Schengen, mais sans pouvoir y résider officiellement.
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Le Portugal impuissant et mal informé
Le secrétaire d’État aux Communautés portugaises, José Cesário, a reconnu ne pas savoir où se trouvent les personnes expulsées. Aucun des 89 citoyens portugais concernés n’aurait demandé d’aide consulaire pour organiser un retour. Certains seraient rentrés au Portugal, d’autres vivraient entre la France et la Belgique en tant que travailleurs transfrontaliers informels.
« Ces personnes ont peut-être abusé des aides sociales, refusé des emplois ou manqué des entretiens », estime le secrétaire d’État, tout en rappelant que la législation européenne ne permet à un citoyen de rester dans un pays que s’il dispose de ressources suffisantes. Un point de vue qui contraste avec celui de l’ASTI, qui appelle à une lecture plus humaine et solidaire des textes européens.
Une précarité invisible aux frontières du droit
Derrière les chiffres, ce sont des trajectoires individuelles souvent marquées par des difficultés d’intégration, de santé ou d’emploi. Pour beaucoup, le Revis était un filet de sécurité temporaire dans l’attente d’une réinsertion professionnelle. L’ordonnance d’expulsion a souvent l’effet inverse : elle replonge dans la précarité, pousse à la clandestinité ou à l’exil forcé.
Loin d’être un simple ajustement administratif, cette politique soulève des enjeux de justice sociale et d’équité européenne. Comment concilier la libre circulation, la responsabilité individuelle et la solidarité collective ? Comment éviter que des citoyens européens ne deviennent des “invisibles” administratifs au sein de l’Union ?
Des questions fondamentales que ni le Luxembourg, ni le Portugal, ni la Commission européenne ne semblent aujourd’hui prêts à affronter frontalement.
- ASTI : https://www.asti.lu/ ↩︎
- Revis : https://fns.public.lu/fr/revis.html ↩︎