Lorsque Vasco de Gama accoste à Calicut en 1498, il ne s’agit pas seulement de conquête maritime ou de domination commerciale. En embarquant à bord de leurs caravelles, les Portugais emportent dans leurs soutes bien plus que des marchandises : ils transportent des goûts, des techniques, des habitudes culinaires qui, en quatre siècles de présence en Inde, vont s’immiscer jusque dans les marmites indiennes. Des collines de Goa aux fourneaux de Calcutta, l’empreinte lusitanienne ne s’estompe pas : elle fond, s’infuse, se transforme. Aujourd’hui encore, certains des plats les plus emblématiques de l’Inde portent la signature d’une histoire croquée à pleines dents. À la manière d’un voyage sensoriel, partons à la rencontre de cette mémoire culinaire partagée.
Goa : la matrice d’une cuisine indo-portugaise
Goa est sans doute le lieu où l’influence culinaire portugaise s’exprime avec le plus de clarté. Occupée pendant 450 ans, cette ancienne colonie catholique a vu naître une cuisine unique en Inde : mélange de traditions lusitaniennes et de savoir-faire locaux. La table catholique goanaise y incarne une synthèse inédite, où l’on cuisine la viande, y compris le porc, chose rare dans le reste du sous-continent, et où les épices indiennes redessinent les contours de plats européens.
450 ans de colonisation : comment le Portugal a enraciné sa culture en Inde

Goa, mais aussi Daman, Diu, Cochin ou Bandel au Bengale… Pendant près de cinq siècles, les Portugais ont laissé une empreinte unique sur les terres indiennes. Plus que des comptoirs, ces enclaves sont devenues des foyers d’influences croisées, entre catholicisme, architecture baroque, langue portugaise et traditions culinaires revisitées. Cette longévité exceptionnelle explique pourquoi l’on retrouve aujourd’hui encore du vin de palme dans les gâteaux, du porc dans les curry, et des pains fermentés à la portugaise jusque dans les rues de Bombay.
Le vindaloo, plat phare du métissage indo-portugais

Le vindaloo, sans doute le plat le plus célèbre issu de ce brassage, dérive directement du « vinha d’alhos » portugais, un mijoté de porc au vin et à l’ail. Là où le vin rouge était originellement présent, on trouve à Goa du vinaigre de palme, mêlé à des piments du Cachemire et à un bouquet d’épices locales. Cette réinvention ne se limite pas aux saveurs : elle s’inscrit dans les calendriers religieux, devenant incontournable pour Noël, Pâques ou les grandes fêtes familiales.
Pourquoi les Portugais ont-ils introduit le porc à Goa ?
En Inde, la consommation de porc est rare voire proscrite dans la plupart des traditions religieuses. Les musulmans l’interdisent, les hindous le considèrent comme impur. Mais avec l’arrivée des Portugais et la conversion d’une partie de la population au catholicisme, un nouvel espace culturel et gastronomique s’ouvre à la viande porcine. Le porc devient non seulement accepté, mais valorisé comme ingrédient de fêtes. Le vindaloo, le sarapatel et les chouriços goanais ne sont donc pas de simples curiosités coloniales : ils incarnent un véritable changement de paradigme culinaire, soutenu par une réforme religieuse.
Le sorpotel, ragoût d’abats à l’accent alentejan

Autre témoin de cette filiation culinaire : le sorpotel (ou sarapatel), cousin goanais du plat alentejan du même nom. Ce ragoût à base d’abats de porc, relevé de vinaigre et d’épices, conserve encore aujourd’hui sa structure métisse, à la fois rustique et subtile. Il partage son nom et son esprit avec les « confusions » 1 portugaises médiévales, où se mêlaient économies de cuisine et goût du riche.
Bebinca : héritage sucré des couvents portugais

Enfin, comment ne pas évoquer le bebinca ? Ce gâteau à étages, qui marie lait de coco, jaune d’œuf et sucre, serait né d’une religieuse transférée du couvent des Mônicas à Lisbonne vers Goa. Rappelant les sept collines de Lisbonne par ses sept couches (ou plus), le bebinca est l’une des rares douceurs à encore porter une mémoire conventuelle portugaise dans l’Inde actuelle.
L’effet des nouveaux ingrédients venus du monde

Le rôle décisif du commerce triangulaire portugais
L’influence portugaise sur la cuisine indienne ne s’est pas limitée à des recettes : elle a commencé par des ingrédients. Le piment, ingrédient aujourd’hui incontournable de la cuisine indienne, fut introduit depuis les Amériques par les Portugais. Il en va de même pour la tomate, la pomme de terre, la patate douce, la courge ou le maïs, autant de produits absents du sous-continent avant le XVIème siècle.
Le rôle de ces produits est tel que l’on peut difficilement imaginer la gastronomie indienne moderne sans eux. Le tikka masala, l’aloo gobi ou encore les chutneys modernes reposent sur des éléments que le Portugal a amenés via Goa, souvent importés du Brésil. L’échange n’était donc pas qu’une question de goûts, mais aussi de flux commerciaux mondialisés, bien avant l’ère moderne.
Quand les habitudes alimentaires se transforment

Au-delà des produits, ce sont aussi les techniques et préférences alimentaires qui se sont métamorphosées. Le vinaigre, par exemple, n’était pas traditionnellement utilisé dans la cuisine hindoue ou musulmane, du fait de ses liens avec l’alcool. Pourtant, il devient un ingrédient-clé de nombreuses préparations goanaises, des marinades aux achars. Les pickles comme le « para« , poisson maríné avec sucre de canne brut et vinaigre, rappellent l’escabèche ibérique et montrent comment une technique pré-moderne de conservation a pu être acclimatée sous climat tropical.
Les pâtisseries, souvent confectionnées avec beaucoup d’œufs, sont un autre héritage direct des couvents portugais. Cette présence est encore visible dans les « kulkuls » (ou « kidyo« ), ces petits biscuits frits de Noël, probablement inspirés des filhoses portugaises. Leur forme de coquillage et leur texture croustillante rappellent autant les goûts d’Europe que les traditions festives de Goa et Mangalore.
Effet miroir : quand l’Inde influence la cuisine portugaise
Si le Portugal a marqué la cuisine indienne, l’inverse est tout aussi vrai. Dès le XVIe siècle, les épices indiennes débarquent à Lisbonne et à Porto : poivre noir, cannelle, gingembre, curcuma, cardamome ou clous de girofle enrichissent les plats portugais et révolutionnent la pâtisserie conventuelle. Le curry, adapté au goût local, entre discrètement dans certaines préparations populaires. Le mot « caril » (curry) fait désormais partie du vocabulaire culinaire portugais, tout comme certains plats typiques comme le « caril de camarão » (curry de crevettes). La consommation de riz parfumé, les influences de cuisson à l’étouffée, ou encore l’usage plus fréquent du lait de coco dans les Açores ou à Lisbonne, témoignent aussi de cette influence subtile mais durable. Aujourd’hui encore, la présence de la communauté indo-portugaise dans des villes comme Lisbonne, Loures ou Odivelas maintient vivante cette mémoire partagée.
Au-delà de Goa : les traces portugaises ailleurs en Inde
Si Goa fut le cœur de cette fusion, d’autres régions indiennes ont connu des influences portugaises plus discrètes mais notables. Le Bengale en est un exemple fascinant. À Bandel, près de Calcutta, les Portugais installent une petite enclave et y introduisent l’art fromager. Le fromage de Bandel, fabriqué à base de lait de vache caillé au citron, moulé puis fumé, est un vestige de cette tradition européenne, rare dans une Inde peu adepte des produits laitiers fermentés.
Des techniques transmises par d’autres peuples

Les cuisiniers Mogh, birmans employés par les Portugais, ont joué un rôle déterminant dans la transmission de ces savoir-faire. Ils ont contribué à diffuser des méthodes européennes de boulangerie et de pâtisserie, visibles aujourd’hui encore dans certaines spécialités sucrées de Calcutta. Leur influence se devine jusque dans les pains frits bengalis comme le luchi, fait à base de farine blanche raffinée.
Le fromage Bandel : un vestige rare de la présence portugaise au Bengale

Fabriqué artisanalement depuis plus de quatre cents ans, le fromage Bandel est l’un des rares exemples d’un produit laitier à maturation rapide en Inde. Fait à partir de lait de vache caillé avec du jus de citron, il est moulé, salé, puis parfois fumé. Bien qu’il ait été introduit par les Portugais, sa fabrication a été assurée par des cuisiniers Mogh, d’origine birmane. Aujourd’hui, ce fromage n’est produit que par quelques familles autour de Calcutta, dans une filiation presque oubliée, mais encore vivante. Il raconte l’histoire d’un transfert de savoir-faire européen adapté à des techniques locales, dans un contexte colonial à la fois brutal et créatif.
Des plats voyageurs, venus d’autres colonies portugaises

La cuisine indo-portugaise est aussi marquée par des emprunts à d’autres territoires de l’empire. Le balchao, à base de crevettes marinées dans une sauce fermentée, dérive du « balichão » de Macao. Le cafreal, poulet mariné et frit, arrive d’Afrique avec les colons lusitaniens. Même le dodol, douceur caramélisée populaire à Sri Lanka et en Malaisie, est adapté à Goa, preuve que la circulation des recettes a traversé mers et continents.
Héritages et mutations : une cuisine en mouvement
La contribution portugaise à la cuisine indienne est à la fois tangible et diffuse. Tangible, car des plats comme le vindaloo, le sorpotel, le bebinca ou les kulkuls ont une origine directe européenne. Diffuse, car au fil des siècles, ces préparations ont évolué, se sont indianisées, jusqu’à devenir pleinement locales. Elles rappellent que les cuisines ne sont jamais figées, qu’elles absorbent, digèrent et transforment les influences, souvent de manière invisible.
De Goa à Calcutta, du chouriço à la bebinca, en passant par le fromage fumé de Bandel, le goût du Portugal s’est mêlé à celui de l’Inde. Il reste dans les plats, mais aussi dans les gestes, les mots (comme « recheado« , « pav » ou « vindalho« ) et les souvenirs partagés. Plus qu’un simple legs colonial, cette influence est aujourd’hui une richesse culturelle, une preuve savoureuse que la cuisine est le fruit de métamorphoses et de rencontres.
- Sarapatel, en portugais ancien, veut dire confusion ↩︎