Leurs noms ne sont pas (encore) sur toutes les lèvres, mais leurs trajectoires inspirent déjà une génération d’entrepreneurs. Micael Oliveira, cofondateur d’Amplemarket, et João Mota, cofondateur de VOID Software, incarnent une forme d’audace technologique et stratégique profondément ancrée dans les réalités portugaises, mais projetée à l’échelle planétaire. Entre Lisbonne, Leiria, San Francisco et New York, ces deux ingénieurs devenus créateurs d’entreprises bousculent les conventions du capital-risque, de l’innovation et du développement territorial. À rebours des modèles californiens classiques, leur réussite repose sur une forme de soft power entrepreneurial portugais : discret, efficace, résilient.
Une rupture assumée avec les parcours académiques traditionnels

Originaire de Coimbra et éduqué entre le Portugal et le Luxermbourg, Micael Oliveira semblait promis à une carrière scientifique classique. Titulaire d’un master en physique de l’Instituto Superior Técnico (IST) 1 de Lisbonne, il entame un doctorat en physique des hautes énergies avant de choisir l’inattendu : mettre sa thèse entre parenthèses pour fonder une startup. « Ma mère m’a dit : tu es fou », raconte-t-il aujourd’hui avec le sourire. En 2015, il part avec deux amis scientifiques (les frères Luís et João Batalha) à San Francisco pour tenter l’impossible : intégrer Y Combinator 2, l’accélérateur mythique de la Silicon Valley. Accepté. Une décision qui changera sa vie.
À l’opposé, João Mota a forgé son identité d’entrepreneur dès l’enfance, à Leiria, ville moyenne du centre du pays. Plutôt précoce, à 6 ans, il programme son premier logiciel. L’informatique devient pour lui un langage, puis une vocation. Après un détour par le secteur de l’énergie éolienne en Europe, il rejoint VOID Software, une structure fondée par un ami d’enfance et en devient rapidement le moteur stratégique. Ce qu’il revendique comme sa plus grande force : « Je n’ai jamais cessé de construire. »
Leur point commun : avoir pris des décisions à contre-courant. L’un en rompant avec le parcours académique classique, l’autre en choisissant de développer une entreprise de pointe hors des grands centres urbains portugais. Tous deux incarnent une nouvelle génération d’innovateurs « glocaux » 3, à la fois enracinés dans leur territoire et connectés à la Silicon Valley.
Silicon Valley et Portugal : deux mondes, une stratégie

Ils ne sont ni les premiers, ni les seuls portugais à adopter la Californie, mais contrairement aux récits habituels, ni Micael ni João n’ont choisi de couper les ponts avec le Portugal. Leur force réside dans une stratégie double, construite sur une compréhension fine des dynamiques culturelles et économiques de part et d’autre de l’Atlantique. Leurs entreprises, Amplemarket 4 et VOID Software 5, sont les produits d’un arbitrage géographique intelligent entre capital américain, ingénierie européenne et gestion localisée.
Lever de l’argent aux États-Unis, recruter au Portugal
Avec Amplemarket, Micael a levé 14 millions de dollars auprès d’investisseurs américains (Comcast Ventures) et portugais (Armilar Venture Partners). Objectif : bâtir une structure agile, capable d’opérer à l’international tout en s’appuyant sur un vivier d’ingénieurs formés à l’excellence. « En 2016, les meilleurs diplômés allaient chez McKinsey, pas dans les startups. On a voulu changer ça », explique-t-il. Pari réussi : aujourd’hui, l’entreprise emploie 110 personnes entre le Portugal, les États-Unis, l’Espagne et le Brésil.
Chez VOID, João a fait un choix inversement complémentaire : rester au Portugal tout en visant exclusivement le marché américain. Les premiers clients ? Des studios hollywoodiens. L’entreprise fonctionne avec une agilité extrême : si un client appelle de Los Angeles pour une réunion en 48 heures, il prend l’avion sans hésiter. « Ce n’est pas un obstacle, c’est une opportunité », résume-t-il.
Réconcilier talent local et ambition mondiale
Dans un écosystème technologique encore jeune, les deux fondateurs revendiquent une approche profondément humaine. VOID Software, basé à Leiria, a refusé la logique des capitales pour créer un pôle d’attractivité régional. Résultat : une entreprise connue dans toute la région comme « l’endroit où il faut travailler » pour un ingénieur logiciel. Une stratégie de long terme, renforcée par des partenariats avec l’université locale, l’accueil de dirigeants étrangers, et un positionnement géographique stratégique à une heure de Lisbonne et 20 minutes de l’océan.
L’impact est palpable : João a cofondé l’incubateur Startup Leiria 6 avec la mairie, structuré un écosystème d’innovation qui soutient plus de 120 startups par an, et contribué à faire émerger l’une des trois plus importantes communautés entrepreneuriales du pays.
Innovation sociale et management responsable
Au-delà de la technologie, ces deux dirigeants explorent de nouvelles voies pour le bien-être au travail. VOID a mis en place une cellule de « PsyOps » (un psychologue clinicien en poste à plein temps) pour prévenir les risques psychosociaux et renforcer la cohésion. Une loterie trimestrielle permet à six salariés de partir en « workation » dans des villes comme Copenhague, Miami ou Berlin. Une initiative inédite qui a séduit les recrues les plus recherchées du marché.
Un lien fort et stratégique avec le Portugal
Micael a fait le choix de s’installer à San Francisco, mais Amplemarket n’a jamais rompu le lien avec son pays d’origine. Au contraire, la startup a structuré sa croissance autour d’une répartition intelligente des ressources : capter le capital-risque et les clients aux États-Unis, tout en maintenant l’essentiel de son équipe d’ingénierie au Portugal. Lisbonne accueille une partie de ses effectifs techniques, et plusieurs collaborateurs des premières heures restent basés dans le pays. Cette stratégie a permis de valoriser le vivier local d’ingénieurs formés dans les meilleures écoles, tout en offrant des conditions salariales compétitives. Aujourd’hui encore, Micael Oliveira revendique cette dualité comme un levier de performance durable et un facteur de différenciation dans un marché technologique globalisé.
Des modèles économiques qui défient les conventions
VOID Software s’est imposé comme un acteur atypique dans le domaine du développement produit. Plutôt que d’exiger un paiement immédiat pour la création d’un MVP (produit minimum viable), l’entreprise prend des parts dans les startups qu’elle accompagne. Un modèle de « MVP contre equity » qui a fait ses preuves.
Deux cas emblématiques : une startup de sacs de boxe connectés (Bout), qui a levé 10,7 millions d’euros après la preuve de concept construite par VOID ; et une application de chasse assistée par IA, développée pour le marché américain, qui compte aujourd’hui plus de 200.000 utilisateurs. João regrette d’avoir refusé la participation au capital sur cette dernière : « J’ai sous-estimé le potentiel. Une bonne leçon. »
Les leçons croisées d’un pont entre deux mondes
Leurs expériences montrent que l’avenir des startups ne se joue plus dans une seule géographie. Ce sont les interactions entre écosystèmes, cultures, approches managériales et circuits financiers qui façonnent les entreprises globales d’aujourd’hui.
- Ce que la Silicon Valley peut apprendre du Portugal : un attachement profond à la rigueur scientifique, un sens aigu de la débrouillardise, et une résilience créative face au manque de moyens.
- Ce que le Portugal peut apprendre de la Silicon Valley : une culture de l’échec assumée, une rapidité d’exécution, et une capacité à penser à l’échelle dès le premier jour.
Le Portugal a aussi ses atouts spécifiques : un très bon niveau d’anglais (7e mondial), un coût de vie encore compétitif, et une qualité de formation scientifique reconnue. Ces fondations permettent aux jeunes entreprises portugaises d’adresser le monde sans complexe, et aux investisseurs internationaux d’y voir un terrain fertile.
Vers de nouveaux champs d’innovation
VOID Software prépare désormais son expansion vers la défense et les industries critiques. L’approche agile, jusque-là réservée au logiciel, est testée dans des secteurs historiquement rigides. En parallèle, des filiales sont ouvertes au Royaume-Uni et en Suisse. Quant à Amplemarket, Micael continue d’en assurer le développement tout en maintenant un équilibre familial à San Francisco, où il élève ses jumelles. Il reste passionné de physique et gère en parallèle « Vermont’s Library », une plateforme d’annotation de publications scientifiques qui a généré plus de 40 millions d’impressions.
Les deux hommes partagent une conviction : l’IA sera un levier majeur pour la science. « Une IA capable de comprendre la littérature scientifique en temps réel, c’est une révolution pour la recherche », affirme Micael. Le récent Nobel décerné à l’équipe d’AlphaFold en est l’illustration éclatante.
Penser global, agir local
À travers les parcours de Micael Oliveira et João Mota, une nouvelle voie se dessine : celle d’un entrepreneuriat lucide, ancré dans les réalités locales mais ouvert sur les marchés mondiaux. Ils démontrent que le succès ne dépend pas d’un lieu, mais d’une méthode : identifier les bonnes ressources, construire un récit crédible, et faire preuve de constance dans l’exécution.
Le Portugal n’est pas encore la Silicon Valley – et ne doit pas chercher à l’imiter. Mais à l’image de ces deux fondateurs, il peut proposer un modèle alternatif : plus sobre, plus résilient, et profondément humain.
- IST : https://tecnico.ulisboa.pt/pt/ ↩︎
- Y Combinator : https://www.ycombinator.com/ ↩︎
- Glocaux est la contraction de « global » et « local ». Le terme désigne des acteurs, souvent des entreprises ou des entrepreneurs, qui pensent à l’échelle mondiale tout en agissant ou en s’ancrant localement. ↩︎
- Amplemarket : https://www.amplemarket.com/ ↩︎
- VOID Software : https://void.pt/ ↩︎
- Startup Leiria : https://startupleiria.com/ ↩︎






