Entre la péninsule de Troia et le village de Melides, le littoral de Grândola vit une métamorphose sans précédent. Jadis terre d’agriculteurs, de pêcheurs et de pins battus par les vents atlantiques, cette frange du littoral alentejan voit aujourd’hui surgir des villas à plusieurs millions d’euros, des resorts confidentiels, des terrains de golf et des hôtels haut de gamme. Les stars d’Hollywood y croisent les promoteurs immobiliers les plus influents d’Europe. En dix ans, Grândola est passée du statut de commune rurale à celui de l’une des plus riches du pays. Mais ce développement spectaculaire soulève de nombreuses interrogations. Car sous la carte postale d’un paradis ensoleillé, les tensions s’accumulent : accès restreint aux plages, crise du logement, spoliation foncière, accès à l’eau menacé. Voici l’histoire d’un territoire pris dans les engrenages de la mondialisation du luxe.
Un littoral vendu à la parcelle : du domaine des paysans aux enclaves élitistes
Autrefois, Brejos da Carregueira de Baixo était un paisible hameau d’agriculteurs, où l’on cultivait le riz, les haricots et les pommes de terre. Aujourd’hui, il est devennu une forteresse discrète : un lotissement hautement privatisé où l’on ne pénètre qu’après autorisation. La plage sauvage, jadis librement accessible, n’est plus desservie que par un sentier réservé aux propriétaires. Les touristes doivent marcher 25 minutes pour l’atteindre. Beaucoup renoncent. « Avant, les gens s’arrêtaient dans les restaurants du coin. Aujourd’hui, ils font demi-tour », déplore Marinho, l’un des derniers résidents historiques.
La plage sauvage, jadis librement accessible, n’est plus desservie que par un sentier réservé aux propriétaires. Les touristes doivent marcher 25 minutes pour l’atteindre. Beaucoup renoncent !
Ce basculement débute en 2015, après l’effondrement de l’empire financier Espírito Santo 1. Le foncier de la Herdade da Comporta 2, autrefois chasse gardée de cette puissante famille lisboéte, est alors morcelé et cédé à des acheteurs français, belges ou britanniques. Cristina Espírito Santo décrivait ce domaine comme un terrain où l’on venait « brincar aos pobrezinhos » (« faire semblant d’être pauvres »). Cette ironie amène aujourd’hui à une réalité brutale : celle de maisons vendues avec leurs habitants encore à l’intérieur.

Le cas de José Maria Parreira est emblématique. Cet homme de 88 ans, paysan opiniâtre, a refusé une offre de trois millions d’euros pour son terrain. « Pour me faire partir, il faudra me tuer », dit-il. Il vit toujours au milieu de ses outils et d’un vieux tracteur, près d’une maison construite à la main. Ses enfants, eux, redoutent que le terrain leur échappe après sa mort. La Comporta semble prête à enterrer ses derniers agriculteurs.
En toile de fond, un chiffre illustre cette frénésie : plus de 4 milliards d’euros d’investissements prévus entre Troia et Melides. Cinq terrains de golf, une multitude d’hôtels, de restaurants haut de gamme et de résidences de prestige sont en train de redessiner le paysage. Un nouvel urbanisme débarque, méticuleux, sélectif, et aux conséquences lourdes pour les populations locales.
Quand les prix flambent et les habitants s’éloignent

Cette soudaine richesse a bouleversé la société de Grândola. Le foncier atteint des sommets : un million d’euros pour une parcelle est devenu un seuil d’entrée. La plupart des jeunes ont quitté les lieux. Désormais, le parc de logements accessibles s’évapore, remplacé par des villas touristiques inaccessibles au commun des mortels. « Je ne peux pas être à l’aise alors que mes voisins ne peuvent plus vivre ici », confie un ancien commerçant de Melides.
Crise du logement et réactions locales
Les autorités réagissent tardivement. 24 logements sociaux ont été livrés à Carvalhal, 40 autres sont prévus. La municipalité a réservé 300 terrains pour de futurs projets de coopératives. Les hôteliers, eux, logent leurs employés dans des maisons louées ou dans des « villages du personnel ». Mais cela ne suffit pas. « Ce n’est pas au public de loger le staff des hôtels », affirme un hôtelier. « Mais aujourd’hui, c’est impossible de se loger à Melides sans des moyens très importants. »
Les transports aggravent le tableau. Des navettes privées compensent l’absence de bus. Les employés traversent l’estuaire du Sado en ferry, à plus de 100 euros par mois. L’isolement et l’éloignement renforcent les inégalités : les travailleurs essentiels sont repoussés toujours plus loin, dans un territoire où les villas poussent plus vite que les infrastructures publiques.
Un territoire sous pression écologique
Le modèle inquiète les scientifiques et les associations. La consommation d’eau explose avec les golfs, les piscines, les potagers privés. Le tout en pleine sécheresse structurelle. Le président de l’association Proteger Grândola rappelle que tout repose sur l’aquifère Tejo-Sado. « Si on continue de puiser sans contrôle, il y aura des conséquences graves », alerte-t-il. L’idée d’une usine de dessalement est avancée, mais contestée pour ses coûts écologiques et financiers.
La faune et la flore paient aussi le prix de ce développement : les dunes protégées sont grignotées par les chantiers. L’association Dunas Livres 3 a dénoncé la transformation d’une zone classée en resort, au mépris des règles de protection européennes. Une dérogation surprise a même permis de qualifier ce projet de « d’intérêt public » pour contourner les recours juridiques. Les militants sont à bout de ressources et d’argent pour s’opposer en justice.
Une communauté qui cherche ses repères
Certains voient dans le développement un mal nécessaire. Les salaires dans la région ont augmenté pour certains profils. Un jardinier peut désormais toucher 1300 euros, et une femme de ménage un peu plus. « Mais cela ne suffit pas si le coût de la vie suit », souligne un habitant. D’autres pointent la disparition des commerces abordables. Les campings populaires ont fermé, les boulangeries ont tiré le rideau. L’économie locale se réoriente vers un tourisme d’hyper luxe, inaccessible pour les anciens résidents.
Les promoteurs se défendent : « Avant, il n’y avait rien. Aujourd’hui, on a des infrastructures modernes, un tourisme de qualité, et des projets d’avenir », dit l’un d’eux. Pourtant, sur le terrain, beaucoup ont le sentiment de vivre dans une enclave dont ils ne font plus partie.
Un modèle soutenable ? Le débat reste ouvert
Si Grândola affiche une santé budgétaire à faire rougir d’envie bien des mairies, les questions demeurent. Comment préserver l’âme d’une région tout en embrassant l’avenir ? Le luxe peut-il cohabiter avec la durabilité, l’inclusion, et la justice territoriale ? Le risque, avertit un habitant, est de transformer la Comporta en vitrine vide, où la terre est retournée non plus par la main de l’homme, mais par des bulldozers sans mémoire.
- https://www.lesechos.fr/2014/08/les-raisons-de-la-chute-de-lempire-espirito-santo-307626 ↩︎
- La Herdade da Comporta est un vaste domaine rural situé sur la côte sud-ouest du Portugal, dans la municipalité de Grândola, entre la péninsule de Troia et Melides, dans l’Alentejo littoral. ↩︎
- Dunas Livres : https://www.instagram.com/dunaslivres/ ↩︎